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Euh... Bonjour à tous. Ou plutôt, bon, je sais pas trop s'il y a vraiment "tous" derrière... enfin bref, on va dire bonjour. Euh, aujourd'hui, j'avais envie de vous parler... comment dire... d'un truc un peu particulier, un peu... vous allez voir. C'est une histoire qui... qui fait réfléchir, je trouve.
Imaginez un peu... un gamin, un certain Jason Kay, 14 ans, sans domicile fixe. Il vit dans une grande ville américaine, vous voyez le genre. Il est plutôt timide, pas très sociable, mais par contre, il a plein d'idées, des idées... originales, disons. Son père a été tué, sa mère est accro à la drogue, donc il s'est élevé un peu tout seul, quoi. Il dort parfois chez des amis, sur un canapé, mais la plupart du temps, c'est la rue. Il va à l'école le ventre vide, il a réussi tant bien que mal à aller jusqu'en troisième. Un jour de 2010, il se fait embobiner par un groupe de dealers locaux et il sèche les cours pour vendre de la drogue. Quelques semaines plus tard, la veille de ses 15 ans, il se fait descendre lors d'une fusillade. Il n'avait pas d'arme sur lui.
Voilà. Maintenant, imaginez des scénarios alternatifs. Si... Si les choses s'étaient passées différemment. Qu'est-ce qui était le plus probable ? Que son père ne soit pas mort ? Qu'il ait eu une arme pour se défendre ? Qu'il y ait eu une loi fédérale pour que les enfants sans abri aient des petits déjeuners et des déjeuners gratuits, ce qui l'aurait empêché de dealer pour manger ? Ou, quatrième option, qu'un avocat qui a lu les travaux d'Amos Tversky et Daniel Kahneman soit arrivé au gouvernement en 2009 et ait mis en place un système pour que les enfants n'aient plus à s'inscrire à des programmes scolaires pour avoir des repas gratuits ?
Si vous pensez que la quatrième option est plus probable que la troisième, alors vous avez peut-être un problème avec les bases de la probabilité. Mais bon, vous avez peut-être remarqué un mot clé : avocat. Cet avocat, il s'appelle Cass Sunstein.
Amos et Daniel, ils ont fait un boulot ensemble... un boulot qui a eu un impact énorme, surtout chez les économistes et les politiciens, qui ont commencé à réaliser l'importance de la psychologie. Un prix Nobel d'économie, Peter Diamond, a dit d'eux : "Je suis devenu un de leurs disciples. Leurs conclusions sont justes. Ce n'est pas des trucs sortis d'un laboratoire, c'est basé sur des analyses de la réalité, et ça a eu un impact énorme sur l'économie. J'ai passé des années à essayer de comprendre comment appliquer ça à l'économie, mais je n'y suis jamais arrivé."
Dans les années 90, il y avait des gens qui pensaient qu'il fallait que les économistes et les psychologues se parlent, qu'ils essaient de se comprendre. Mais en fait, c'était pas gagné. Les économistes étaient un peu... comment dire... sûrs d'eux, et les psychologues étaient plutôt méfiants. Un psychologue, Dan Gilbert, a dit : "En général, les psychologues interrompent les autres pour clarifier un point. Les économistes, eux, interrompent les autres pour montrer qu'ils sont plus intelligents." Un économiste, George Loewenstein, a dit : "Dans le monde de l'économie, c'est normal d'être un peu... brutal. On a essayé d'organiser une conférence interdisciplinaire. Après la première session, les psychologues se sont enfuis. On a laissé tomber."
Au début des années 90, un ancien élève d'Amos, Steven Sloman, a invité autant de psychologues que d'économistes à une conférence en France. Il a dit : "Je vous jure, j'ai passé les trois quarts du temps à dire aux économistes de se taire." Une psychologue sociale d'Harvard, Amy Cuddy, a dit : "Le problème, c'est qu'ils se méprisent mutuellement. Les psychologues pensent que les économistes ne sont pas moraux, et les économistes pensent que les psychologues sont stupides."
Dans cette guerre entre la psychologie et l'économie, Amos, il était un peu le... le stratège. Il comprenait les économistes, au moins sur certains points. Ses idées étaient souvent en contradiction avec les idées de la psychologie. Il n'aimait pas étudier les émotions, mais il s'intéressait à la pensée inconsciente, mais juste pour prouver qu'elle n'existait pas. Il aimait les modèles clairs et précis, il n'aimait pas le côté "on ne sait jamais sur quoi on va tomber" de la psychologie. Et comme les économistes, il pensait que c'était normal d'être un peu... direct. Et puis, il avait une ambition, comme les économistes : il voulait que ses idées soient appliquées partout. L'économie avait une influence sur la finance, le commerce, la politique... La psychologie, elle était à la traîne. Il était temps de changer ça.
Daniel et Amos pensaient que ce n'était pas la peine d'essayer de faire rentrer la psychologie de force dans l'économie. Les économistes n'écouteraient personne. Ce qu'il fallait, c'était des jeunes économistes qui s'intéressent à la psychologie. Et ils ont eu de la chance, ils en ont trouvé, dont un certain George Loewenstein. Il avait été formé à l'économie, mais il commençait à douter de sa discipline. Après avoir lu Amos et Daniel, il s'est dit : "Attends, peut-être que je devrais étudier la psychologie !" Et le hasard a voulu que son arrière-grand-père soit Sigmund Freud. "J'ai toujours essayé d'échapper à l'influence de ma famille," a dit Loewenstein. "Et puis, je me suis rendu compte que je n'avais jamais suivi un cours qui m'intéressait vraiment." Il a contacté Amos pour lui demander conseil. Amos lui a dit : "Tu devrais rester en économie. On a besoin de toi là-bas." C'était en 1982. Amos savait qu'il allait lancer une nouvelle ère. Il avait besoin de quelqu'un pour le soutenir en économie.
Et donc, cette bataille entre la psychologie et l'économie, lancée par Daniel et Amos, elle a fini par toucher le droit et la politique. L'économie est devenue un moyen pour la psychologie de se faire entendre dans ces domaines. Richard Thaler a été l'un des premiers économistes à s'intéresser aux travaux de Daniel et Amos. Il a créé une nouvelle discipline : l'économie comportementale. La "théorie des perspectives", au début, personne n'en parlait. En 2010, c'était l'un des termes les plus cités dans les revues d'économie. "Il y a des gens qui ne veulent toujours pas l'accepter," a dit Thaler. "Les vieux économistes n'ont pas changé d'avis." Mais bon, maintenant, une publication économique sur dix inclut des éléments d'économie comportementale.
Cass Sunstein, l'avocat dont je vous parlais au début, il était professeur de droit à l'université de Chicago. Il a lu un article de Thaler, intitulé "Stratégies actives pour les choix de consommation" (il voulait l'appeler "Les conneries que font les gens"). Grâce aux références de cet article, il a trouvé l'article de Daniel et Amos sur la "théorie des perspectives". "C'était difficile à comprendre pour un avocat," a dit Sunstein. "Je l'ai lu plusieurs fois, mais je me souviens du sentiment que j'ai eu la première fois : c'était comme si une série d'ampoules explosaient dans ma tête. Après l'avoir lu, des idées que j'avais en tête sont devenues claires. C'était incroyable." En 2009, le président Obama l'a nommé à la Maison Blanche, au Bureau de l'information et des affaires réglementaires. Son rôle était d'évaluer et de contrôler les politiques qui touchent la vie des Américains.
Le travail de Sunstein a été influencé par les travaux de Daniel et Amos. On ne peut pas dire que Obama a interdit aux employés du gouvernement d'envoyer des SMS en conduisant à cause de Daniel et Amos, mais il y a un lien. Le gouvernement est devenu sensible à l'aversion pour la perte et à l'effet de cadrage, parce que les gens ne choisissent pas les choses en elles-mêmes, mais la façon dont elles sont présentées. Avant, les étiquettes des voitures neuves indiquaient le nombre de kilomètres par litre d'essence. Maintenant, elles indiquent la consommation aux 100 kilomètres. Avant, les Américains utilisaient la pyramide alimentaire pour se guider. Maintenant, ils utilisent "Mon assiette" – une assiette divisée en cinq zones, chacune représentant une catégorie d'aliments. C'est plus facile de voir comment manger équilibré. Sunstein a aussi proposé de créer un conseil consultatif en psychologie, en plus du conseil consultatif en économie.
Ce qui intéressait Sunstein, c'était le "cadrage des choix". Les choix des gens dépendent de la façon dont ils sont présentés. Parfois, les gens ne savent pas ce qu'ils veulent, alors ils cherchent des indices dans le contexte. Ils "cadrent" leurs préférences. Et ils choisissent le chemin le plus facile, même si ça leur coûte cher. Au début du 21e siècle, des millions d'employés américains ont été automatiquement inscrits à des plans de retraite. Ils n'ont peut-être pas remarqué, mais ce petit changement a augmenté de près de 30% le nombre de personnes qui ont rejoint ces plans. C'est la puissance du cadrage des choix. Sunstein a fait beaucoup de changements dans la façon dont les choix sont présentés aux gens. Par exemple, il a fait en sorte que les enfants sans abri aient accès aux repas gratuits à l'école. Après son départ de la Maison Blanche, le nombre d'élèves qui ont bénéficié de ces repas a augmenté de plus de 40%.
Même au Canada, Don Redelmeier entendait encore la voix d'Amos. Il était revenu de Stanford depuis des années, mais la voix d'Amos était si forte qu'il oubliait d'écouter la sienne. Il a fini par réaliser qu'il avait aussi contribué aux travaux qu'il avait faits avec Amos. Ce qui lui a fait prendre conscience de sa valeur, c'est une question simple : celle des sans-abri. Ils étaient un fardeau pour le système de santé. Ils allaient souvent aux urgences, qu'ils en aient besoin ou non. Redelmeier pensait que ce n'était pas forcément une bonne chose de les chasser des hôpitaux.
En 1991, il a fait une expérience. Il a recruté des étudiants en médecine et leur a donné la possibilité de faire un stage dans un hôpital. Il leur a préparé une salle de repos à l'extérieur des urgences. Quand un sans-abri venait aux urgences, les étudiants devaient s'occuper de lui, lui donner du jus, de la nourriture, s'asseoir et lui parler, l'aider à prendre ses médicaments. C'était du bénévolat, mais les étudiants étaient motivés parce qu'ils pouvaient se prendre pour des médecins. Seulement, dans le plan de Redelmeier, seule la moitié des sans-abri bénéficiait de ce traitement. Les autres étaient renvoyés par les infirmières. Après l'expérience, Redelmeier a suivi ces personnes pour voir si leur utilisation des services de santé avait changé. Comme prévu, les sans-abri qui avaient bénéficié d'un bon accueil sont revenus un peu plus souvent à cet hôpital. Mais de façon surprenante, ils sont allés moins souvent dans d'autres hôpitaux, plus performants. Ils se disaient : "Ici, on s'occupe de moi." La mauvaise attitude envers les sans-abri coûtait cher au système de santé de Toronto.
La bonne science, c'est non seulement voir ce que les autres ont vu, mais aussi penser à ce que les autres n'ont pas dit. C'est ce qu'Amos avait dit un jour.
Vers le milieu des années 90, Redelmeier a reçu un appel d'un patient atteint du sida, qui lui a dit qu'il avait des effets secondaires à cause de ses médicaments. Pendant qu'il parlait, le patient l'a interrompu : "Excusez-moi, docteur Redelmeier, je dois raccrocher, j'ai un accident." Il était en train de conduire. Redelmeier s'est demandé si téléphoner en conduisant augmentait le risque d'accident.
En 1993, il a lancé une étude complexe avec un statisticien de l'université Cornell, Robert Tibshirani. En 1997, ils ont publié leurs conclusions : téléphoner en conduisant est aussi dangereux que conduire en état d'ébriété. Les personnes qui téléphonaient en conduisant avaient quatre fois plus de risques d'avoir un accident, qu'elles aient le téléphone en main ou non. Ils ont été les premiers à montrer le lien entre le téléphone portable et les accidents de la route.
Après ça, Redelmeier s'est intéressé aux activités mentales des conducteurs. Les médecins du centre de traumatologie de l'hôpital Sunnybrook pensaient que leur travail ne commençait que lorsque les victimes d'accidents étaient admises aux urgences. Mais Redelmeier pensait qu'il fallait remonter à la source des problèmes. Il disait : "Chaque année, il y a 1,2 million de morts sur les routes dans le monde. Et des millions de personnes sont handicapées à vie. C'est comme si il y avait un tsunami au Japon tous les jours. Il y a 100 ans, on n'aurait jamais vu ça."
En fait, il n'était pas possible de confirmer qu'Amos avait changé le monde. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ses idées étaient présentes dans les recherches de Redelmeier.
Amos n'a parlé de sa maladie qu'à très peu de personnes, et il leur a dit de ne pas trop lui en parler. Il a appris qu'il était malade en février 1996. A partir de ce moment-là, il a commencé à parler de sa vie au passé. "Il m'a appelé et m'a dit que les médecins lui avaient dit qu'il n'en avait plus pour longtemps," a dit Avishai Margalit. "Je suis allé le voir, il est venu me chercher à l'aéroport. Sur le chemin de Palo Alto, on s'est arrêté sur le bord de la route, on a regardé le paysage, on a parlé de la vie et de la mort. Il pensait que c'était bien de savoir qu'on allait mourir. Il parlait de ça avec une telle distance, comme si c'était quelqu'un d'autre. Il a dit : 'La vie, c'est comme un livre. Ce n'est pas la longueur qui compte, c'est le contenu.'"
En mai, Amos a fait sa dernière conférence à Stanford, sur les erreurs statistiques dans le basket-ball professionnel. Un de ses anciens étudiants, Craig Fox, lui a demandé s'il voulait qu'on l'enregistre. "Il a réfléchi un moment, et il a dit : 'Non, ce n'est pas la peine.'"
La plupart des gens qui connaissaient Amos ne se sont pas rendu compte qu'il était gravement malade. Un étudiant lui a demandé s'il pouvait être son directeur de thèse. Amos lui a juste répondu : "Je vais être très occupé dans les prochaines années."
Quelques semaines avant sa mort, il a appelé un vieil ami en Israël, Yeshayahu K luvny. K luvny s'est souvenu : "Il avait l'air impatient, comme jamais auparavant. Il a dit : 'Écoute, Yeshayahu, je vais mourir. Je ne pense pas que ce soit une tragédie, mais je ne veux parler à personne. Dis à nos amis de ne pas appeler, de ne pas venir me voir.'"
La dernière semaine de sa vie, il l'a passée chez lui, avec sa femme et ses enfants. Il avait des médicaments à portée de main, au cas où il n'en pourrait plus. Le 29 mai, il y a eu les élections en Israël. Le faucon Benyamin Netanyahu a battu Shimon Peres. "On dirait que je ne verrai jamais la paix," a été la première réaction d'Amos. "Mais je n'ai jamais pensé que je la verrais de toute façon." Dans la nuit du 1er juin, ses enfants ont entendu des pas et des voix dans sa chambre. Il se parlait sûrement à lui-même, il réfléchissait. Le matin du 2 juin 1996, son fils Oren l'a retrouvé mort dans son lit.
Ses funérailles ont donné aux gens une impression étrange et irréelle. Les gens pouvaient imaginer beaucoup de fins, mais pas celle-là. "Je n'arrive pas à croire qu'il soit mort," a dit son ami Paul Slovic. Quand Daniel est apparu dans la foule et s'est avancé vers le premier rang, les collègues d'Amos à Stanford ont été surpris. Il avait l'air d'un fantôme venu d'un passé lointain. Tout le monde portait un costume noir, sauf Daniel, qui portait une chemise – comme c'est la coutume dans les enterrements israéliens. Tout le monde a été surpris : on aurait dit que Daniel avait oublié où il était. Mais tout le monde était d'accord pour dire que c'était à Daniel de faire l'éloge funèbre. "Il était évident que c'était la personne la plus appropriée," a dit Margalit.
Lors de leurs dernières conversations, Amos avait dit à Daniel que personne ne lui avait jamais fait autant souffrir. Daniel n'osait pas répondre, il avait peur de s'effondrer. Amos avait aussi dit que, même à la fin, Daniel restait la personne avec qui il aimait le plus parler. "Il a dit que c'était avec moi qu'il se sentait le plus à l'aise, parce que je n'avais pas peur de la mort," s'est souvenu Daniel. "Il me connaissait. Il savait que la mort ne me ferait pas peur."
À la fin de sa vie, Daniel parlait à Amos presque tous les jours. Un jour, Daniel lui a demandé pourquoi il ne voulait plus rien de nouveau. "Comment je devrais vivre ? Aller à Bora Bora ?" avait répondu Amos. Depuis ce jour, Daniel n'a plus jamais eu envie d'aller à Bora Bora. Daniel avait aussi proposé d'écrire quelque chose ensemble. Mais ils n'ont pas eu le temps. Lors de leur dernière conversation, Daniel a dit à Amos qu'il avait peur qu'Amos ne soit pas d'accord avec certains passages. "Je lui ai dit que je ne savais pas comment faire," a dit Daniel. "Il m'a dit de faire comme je pensais qu'il l'aurait fait."
En 2001, Daniel a été invité à Stockholm pour une conférence. Les membres du comité Nobel étaient là, ainsi que des pointures de l'économie. C'était une répétition générale. Daniel a passé beaucoup de temps à préparer ce discours, parce qu'il savait qu'il devait non seulement montrer le fruit de leur collaboration, mais aussi apporter des nouveautés.
D'habitude, Daniel ne préparait pas ses discours. Mais là, il a soigné son discours de Stockholm. "Je ne voulais rien laisser au hasard," a-t-il dit. "J'ai même passé beaucoup de temps à choisir la couleur de fond des diapositives." Le thème de son discours était le bonheur, le sujet qu'il aurait aimé étudier avec Amos. Il a parlé de la différence entre les attentes des gens et leur expérience réelle du bonheur, et de la différence entre ce qu'ils vivent et ce qu'ils retiennent. Il a parlé de la façon dont on peut mesurer le bonheur – par exemple, en posant des questions avant, pendant et après une coloscopie.
Après la conférence, Daniel est rentré à Princeton. Il avait le sentiment que, si jamais il devait avoir le prix Nobel, ce serait cette fois-ci. Le comité avait vu et entendu son travail, et ils allaient décider s'il le méritait ou non.
Le 9 octobre 2002, le jour de l'annonce du prix Nobel. Tous les candidats savent que si la nouvelle doit arriver de Stockholm, elle arrivera tôt le matin. Daniel et sa femme Anne étaient chez eux à Princeton. Daniel était en train d'écrire une lettre de recommandation pour un de ses meilleurs étudiants, Terry Odean. Il n'avait pas vraiment pensé à ce qu'il ferait s'il gagnait. Ou plutôt, il s'était interdit d'y penser. Quand il était enfant pendant la guerre, il utilisait l'imagination pour se créer une belle vie. Il imaginait des scènes complexes dans lesquelles il était le héros. Il imaginait qu'il gagnait la guerre tout seul. Mais il s'était fixé une règle : ne jamais imaginer des choses qui avaient une chance de se réaliser. S'il imaginait des choses qui pouvaient se produire, il perdait sa motivation. Puisque les choses étaient si réelles dans son imagination, pourquoi se donner la peine de les réaliser ? Il n'avait pas pu mettre fin à la guerre qui avait tué son père, alors à quoi bon imaginer qu'il éliminait l'ennemi tout seul ?
Alors, Daniel ne s'autorisait pas à imaginer ce qu'il ferait s'il gagnait le prix Nobel. Et ça tombait bien, parce que le téléphone n'a pas sonné. A un moment donné, Anne s'est levée et a dit : "Bon, tant pis." Anne est allée faire du sport, laissant Daniel seul à la maison. Daniel savait gérer les déceptions. Il savait qui il était, il savait ce qu'il avait fait. Maintenant, il pouvait imaginer ce qu'il ferait s'il avait gagné. Il emmènerait la femme et les enfants d'Amos à la cérémonie. Il terminerait son discours en lisant l'éloge funèbre qu'il avait écrite pour Amos. Il emmènerait Amos à Stockholm. Il ferait pour Amos ce qu'Amos n'avait jamais fait pour lui. Mais maintenant, il avait autre chose à faire. Il s'est rassis à son bureau et a continué à écrire sa lettre de recommandation pour Terry Odean.
Et puis, le téléphone a sonné.