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Alors, chapitre dix… On va parler de… comment dire… d'une sorte de sélection biaisée, de "gatekeeping" un peu foireux, quoi. Et c'est lié à l'idée que le monde, en fait, fonctionnerait grâce au design.
On nous dit, on nous rabâche, que si on comprend les mécanismes internes d'un système, on peut le contrôler, le manipuler. Et ça, ça a mené à une société basée, grosso modo, sur la science réductionniste et l'ingénierie classique. On nous fait croire que l'université, c'est le truc qui te donne les bases, les compétences pour résoudre les problèmes dans le monde réel. Que pour être "intelligent", il faut connaître tous les détails des rouages, les causes profondes des choses. Qu'on peut contrôler le tout si on maîtrise les parties. C'est ça, l'idée.
Aujourd'hui, dans l'économie, on considère que quelqu'un maîtrise son domaine s'il connaît les détails internes des systèmes avec lesquels il interagit. Un médecin apprend le fonctionnement interne du corps humain, un technicien IRM celui de la machine IRM, un mécanicien celui de la voiture, un économiste celui de l'économie. Dans tous les métiers, la connaissance et la compétence reposent sur cette connaissance interne.
Mais… et si cette idée de connaissance interne, elle s'effondrait ? Si les systèmes qu'on crée ne dépendaient plus de leurs rouages internes ? Si on ne pouvait plus expliquer comment les choses marchent en se basant sur les entrailles des systèmes ? Qu'est-ce que ça voudrait dire pour notre conception de la connaissance et de la compétence ? Pour la façon dont on filtre les gens dans la société, basée sur le mérite ?
En réalité, la connaissance hyper-détaillée du corps humain, chez un médecin, ça ne fait pas forcément de lui un bon médecin. Les bons médecins, ils ont l'intuition du lien entre les symptômes et le mode de vie, ils utilisent des schémas de haut niveau pour faire les bonnes prescriptions. Ils savent se connecter avec leurs patients, sentir les choses. Un technicien IRM, il n'a pas besoin de savoir comment sa machine marche en détail, il a juste besoin de savoir la faire fonctionner efficacement et produire de bonnes images. Avec les progrès de l'abstraction, les vraies compétences s'appliquent aux interfaces de haut niveau, pas aux détails internes.
À l'ère de la complexité, les compétences "dures" (telles qu'on les définit aujourd'hui) deviennent un peu inutiles, parce qu'elles sont définies de manière réductionniste et causale. Connaître les rouages des outils qu'on utilise ne nous permet pas forcément de mieux les utiliser, ni de créer le prochain niveau d'abstraction.
Et pourtant, ceux qui filtrent l'accès aux opportunités aujourd'hui, ils se basent tous sur cette notion de compétences "dures". Ceux qui veulent entrer sur le marché du travail, contribuer à l'économie, ils doivent passer par un système éducatif qui récompense la connaissance causale interne. Et ce n'est pas que pour les filières STEM, hein ! Les sciences sociales, l'art, le théâtre… tout ça fonctionne en partant du principe qu'on peut disséquer ces domaines d'étude, les examiner de près. Qu'il y a des raisons causales à la production d'un bon travail, et qu'être éduqué ou professionnel, ça veut dire utiliser cette connaissance pour progresser.
Notre monde est fait pour récompenser et promouvoir le mauvais type de compétences. Et ça, ça se répercute dans l'industrie, dans les produits qu'on fabrique, dans les services qu'on propose. À l'ère de la complexité, ça produit un surplus de talents stériles et d'expertises dépassées. Il ne suffit pas de faire prendre conscience aux gens de la différence entre les systèmes simples et les systèmes complexes. Il faut carrément revoir le paradigme, remettre en avant les compétences qu'on a développées au fil de l'évolution. Il faut que notre notion de mérite repose sur la capacité de la société à former des groupes efficaces et à construire des choses complexes. Il faut abandonner les notions de cause profonde et de résultats planifiés, et plutôt construire des arguments logiques en utilisant les propriétés connues de la complexité.
On va enchaîner, si vous voulez bien, sur le concept de… "nerdisme".
Aujourd'hui, la société célèbre le "nerd". Un "nerd", c'est quelqu'un qui est généralement bon dans un domaine lié aux STEM (ou peut-être aux jeux de cartes Magic). Le "nerd" typique est asocial, aime les détails et semble plus intéressé par les énigmes que par les relations avec les autres. La société a été conditionnée à apprécier ce genre de comportement parce que les "nerds", on nous dit, ce sont eux qui utilisent leur intelligence pour créer nos meilleures inventions et faire avancer le progrès.
Pendant une bonne partie de notre histoire, c'était vrai. Puisque le prochain niveau d'abstraction était toujours conçu, les individus orientés vers les détails excellaient. Mais aujourd'hui, ce genre de comportement va à l'encontre de la construction de choses complexes. La connaissance détaillée, c'est précisément ce qui n'amène pas à la créativité dont on a besoin. On n'est plus dans le business de construire des ponts simples et des moteurs de fusée, on est dans le business de l'ingénierie de l'émergence. Ce dont on a besoin, c'est de gens qui peuvent créer comme la nature crée.
Ce n'est pas juste une simple critique de la maladresse sociale. Le "nerdisme", c'est une idéologie néfaste, parce qu'elle place les mauvaises personnes à des postes de pouvoir. Les PDG des entreprises technologiques ont souvent un comportement de "nerd", parce qu'on les considère comme sûrs, et qu'ils ont gravi les échelons grâce à leurs prouesses en ingénierie. Ce genre de comportement est basé sur des faits et des chiffres isolés, pas sur des vérités holistiques et des propriétés de haut niveau. À l'ère de la complexité, le comportement de "nerd" est un inconvénient, pas un atout. Aujourd'hui, on a besoin de ceux qui peuvent s'élever au-dessus des détails et résoudre les problèmes de manière globale.
Le "nerdisme" amène le mauvais type de comportement dans les hautes sphères de la société. Et c'est dangereux dans un monde qui doit maintenant s'attaquer à des problèmes vraiment difficiles, en construisant des choses vraiment complexes. Le "nerdisme" ne peut mener qu'à des systèmes fragiles face à des problèmes vraiment difficiles.
On associe souvent les "nerds" à un QI élevé. On nous dit que les individus à QI élevé sont ceux qui ont une capacité supérieure à la moyenne pour raisonner, apprendre et résoudre des problèmes. Bref, les gens à QI élevé sont "intelligents". En réalité, les individus à QI élevé sont ceux qui obtiennent des résultats significativement supérieurs à la moyenne aux tests d'intelligence standardisés. Et c'est très différent d'être intelligent. Les tests standardisés mesurent par rapport à une courbe de Gauss et utilisent une moyenne pour placer les gens au-dessus ou en dessous d'un certain seuil de performance.
Le problème, c'est que l'intelligence ne fonctionne absolument pas selon une courbe de Gauss. Les courbes de Gauss résultent de processus additifs, comme prendre toutes les tailles des personnes dans une pièce. Le cerveau humain est tout ce que la courbe de Gauss n'est pas. Le cerveau humain est l'essence même de la complexité, avec un nombre stupéfiant de pièces et de connexions, et notre principal exemple d'objet complexe fonctionnant par émergence. Ce qui émerge dans le cerveau humain n'est absolument pas une moyenne simpliste et très pratique. De plus, rappelez-vous que la nature utilise toute la distribution. Cela signifie que, même en supposant que la performance humaine s'inscrit dans une moyenne, c'est l'ensemble de la population qui résout les problèmes, pas les individus.
Un QI élevé peut même être considéré comme une sorte de déficit mental. Tout comme la partie gauche du pic de la courbe de Gauss peut être considérée comme mentalement inférieure à la moyenne (comme le test de QI a été initialement conçu pour le faire), ceux qui se classent à droite du pic peuvent également être considérés comme ayant des difficultés mentales, d'une manière différente. On n'a pas évolué pour penser lentement et analytiquement aux problèmes, parce que les problèmes naturels ne peuvent pas être résolus par de telles approches. Les individus à QI élevé sont très bons pour résoudre des versions étroites et ludifiées de la vie.
Mais plutôt que d'assigner des individus à des catégories d'inefficacité, il est plus rationnel et scientifiquement correct de réaliser que tous les individus d'une population sont nécessaires pour résoudre des problèmes difficiles. Si la courbe de Gauss (ou toute autre distribution que nous utilisons pour modéliser la réalité) apparaît, c'est parce que la nature l'a gardée (entièrement) pour une raison. Cette raison, c'est la survie.
La nature sélectionne au niveau du groupe. Tout compte rendu vraiment rigoureux de l'intelligence humaine ne suggérerait jamais qu'une seule partie de la distribution parmi un groupe de personnes sont les intelligentes. La nature utilise toute la distribution de l'apprentissage humain pour résoudre les problèmes. C'est un fait indéniable basé sur les propriétés connues de l'information, du calcul et de l'évolution. C'est comme ça que la nature résout les problèmes. L'idée qu'on devrait filtrer la société en se basant sur une partie isolée d'une distribution est de l'hubris réductionniste à son apogée.
Pour être clair, on peut toujours être des "nerds". Mais le "nerdisme", c'est l'idée que seuls les individus de type "nerd" sont intelligents. À l'ère de la complexité, le "nerdisme" amène la société à filtrer les groupes d'une manière non scientifique et très néfaste. Le "nerdisme", c'est prendre une fine tranche à travers la distribution complète de la résolution de problèmes de la nature et sélectionner artificiellement les talents. Le "nerdisme", c'est comme créer des bouledogues à face plate qui ne peuvent pas respirer. La sélection artificielle se concentre sur des traits spécifiques qui sont jugés souhaitables, au détriment de la santé globale du système. Il est temps que le "nerdisme" soit remplacé par une profonde appréciation de la façon dont la nature utilise toujours le groupe.
Un petit mot sur le "cherry picking", le fait de ne choisir que les parties qui "marchent".
Une conséquence du choix du design plutôt que de la découverte, c'est le fait de ne choisir que les parties qu'on veut garder. Ça viole la sélection de groupe que la nature utilise pour résoudre les problèmes. Le récit académique choisit les meilleures parties d'un sujet et les présente aux étudiants, en laissant de côté presque tout le contexte qui motive ces idées clés. C'est comme les idéologies utopiques qui isolent les parties agréables de la société, sans réaliser que les parties agréables sont rendues possibles par les parties désordonnées.
Prenons l'exemple de l'observation selon laquelle soulever des objets lourds entraîne la croissance musculaire. Cette prise de conscience peut inciter une personne à faire de l'exercice, ce qui est sans aucun doute une habitude saine. Mais ça peut devenir une leçon de sur-optimisation. On commence souvent par cibler des groupes musculaires individuellement : une "journée jambes" et une "journée bras". Finalement, le corps devient une collection de muscles améliorés individuellement. Mais le corps d'un haltérophile peut être moins performant, voire fragile, que celui d'un physique naturellement plus adapté (par exemple, un garçon de ferme). Si le corps de l'haltérophile est devenu très bien adapté à la salle de musculation, il l'est moins ailleurs. Il y a une raison pour laquelle nos ancêtres ne ressemblaient pas à des bodybuilders : un tel physique ne supporterait pas la plupart des environnements naturels.
Encore une fois, la sélection de groupe. La nature utilise toute la distribution pour résoudre les problèmes. Un corps sain est un corps dont les muscles sont forts mais distribués. Ils ne sont pas tous proéminents, et ils ne prennent certainement pas la séparation extrême qu'on voit chez ceux qui sur-optimisent leur corps.
Rappelez-vous que l'entropie amène la nature à réaliser les configurations les plus probables qu'on voit dans les systèmes, et que ces configurations les plus probables ne peuvent pas exister correctement sans les autres parties de la distribution. Un haltérophile qui optimise des groupes musculaires isolément, c'est comme penser que seul le pic d'une distribution est nécessaire (ou peut-être quelque chose à droite du pic). En termes de muscularité, il existe de nombreuses autres contributions cachées qui rendent un corps fort vraiment fort.
Il est bien connu que les bodybuilders ont l'air plus forts (selon les normes modernes) qu'ils ne le sont. Demandez à un garçon de ferme de défier un bodybuilder à un concours de force, et le garçon de ferme gagne généralement. Ce qui fonctionne pour résoudre les problèmes naturels, c'est la distribution complète, pas des pièces isolées et améliorées qui semblent séparées. La complexité est globale, large et englobante. Voilà, je crois qu'on a fait le tour… pour ce chapitre.