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Calculating...

Alors, bon, on va parler un petit peu de Darwin, hein. Figurez-vous qu'en 1859, un certain Whitwell Elwin, le rédacteur en chef d'une revue anglaise assez connue, *The Quarterly Review*, reçoit un exemplaire du nouveau livre d'un certain Charles Darwin.

Elwin lit ça avec intérêt, se dit qu'il y a du bon, mais il a peur que le sujet soit un peu trop pointu, vous voyez, pas assez grand public. Alors il suggère à Darwin d'écrire plutôt un livre sur les pigeons. "Tout le monde s'intéresse aux pigeons !", qu'il lui dit, avec enthousiasme, le gars.

Évidemment, Darwin ne suit pas le conseil. Et, finalement, fin novembre 1859, *De l'origine des espèces par la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie* sort en librairie. Quinze shillings l'exemplaire. La première édition, mille deux cent cinquante exemplaires, est vendue le jour même. Depuis, ça n'a jamais cessé d'être imprimé. Et la controverse, elle, n'a jamais cessé non plus. Pas mal, hein ? Pour un type qui adorait les vers de terre et qui, sans un voyage autour du monde sur un coup de tête, aurait probablement fini curé de campagne, peinard.

Charles Robert Darwin, il est né le 12 février 1809. Une date, comme par hasard, où Abraham Lincoln est né, lui aussi, aux États-Unis. Darwin, donc, naît dans une petite ville tranquille du centre-ouest de l'Angleterre, Shrewsbury. Son père, c'est un médecin respecté. Sa mère, elle, est la fille du célèbre potier Josiah Wedgwood. Elle meurt quand Darwin a seulement huit ans.

Bon, Darwin a une enfance privilégiée, hein, mais il est un peu moyen à l'école. Ça, ça rend son père veuf complètement dingue. "Tu ne penses qu'à tes fusils, à tes chiens, à chasser les rats. Tu vas te couvrir de honte et déshonorer toute ta famille", que son père lui écrit. On cite souvent cette phrase, quand on évoque l'enfance de Charles.

Malgré son intérêt pour l'histoire naturelle, il finit par étudier la médecine à Édimbourg, poussé par son père. Sauf qu'il déteste ça. Le sang le dégoûte, la souffrance des patients le stresse à fond. Une fois, il assiste à une opération sur un enfant, et les cris du gamin – on n'avait pas encore inventé l'anesthésie, à l'époque – le traumatisent à vie. Il essaie le droit, mais il trouve ça mortellement ennuyeux. Finalement, il obtient un diplôme de théologie à Cambridge, mais sans grande conviction.

On dirait que la vie de curé de campagne l'attend. Mais là, une opportunité inattendue se présente. Le capitaine Robert FitzRoy, du navire d'exploration de la Marine Royale, le HMS *Beagle*, invite Darwin à l'accompagner pour un long voyage. FitzRoy, faut dire, avait besoin de fréquenter quelqu'un d'éduqué – c'est son statut qui voulait ça – en gros, d'un compagnon de table. FitzRoy était un peu bizarre, hein. Il a choisi Darwin parce qu'il aimait la forme de son nez ! Il pensait que ça témoignait d'un caractère fort. Darwin n'était pas le premier choix de FitzRoy, hein. Mais finalement, il a été accepté parce que le candidat qu'il préférait s'est désisté. Ce qui est frappant, avec le recul, c'est qu'ils étaient tous les deux très jeunes. FitzRoy avait 23 ans, Darwin, seulement 22, quand ils sont partis.

La mission principale de FitzRoy, c'était de cartographier les côtes. Mais sa passion, c'était de trouver des preuves de la création de l'homme par Dieu, comme décrit dans la Bible. Darwin avait reçu une formation en théologie, et c'est la principale raison pour laquelle FitzRoy a décidé de l'emmener avec lui. Sauf que Darwin s'est avéré avoir des idées un peu trop libérales, et ne pas suivre à la lettre les préceptes chrétiens. Ce qui a été une source de conflits permanents entre eux.

Darwin est resté sur le *Beagle* de 1831 à 1836. C'était une opportunité formidable, une expérience incroyable, mais aussi un voyage plein d'épreuves et de difficultés. Il partageait une petite cabine avec le capitaine FitzRoy, ce qui ne devait pas être facile, parce que FitzRoy avait des accès de colère, des crises de rage. Ils se disputaient tout le temps. Darwin a raconté que ces disputes les menaient parfois "au bord de la folie". Les voyages en mer, même dans les meilleures conditions, sont souvent pénibles. L'ancien capitaine du *Beagle* s'était suicidé d'une balle dans la tête, rongé par la solitude et la mélancolie. Et FitzRoy, lui, venait d'une famille connue pour ses problèmes de dépression. Son oncle, Lord Castlereagh, s'était tranché la gorge, 10 ans plus tôt, alors qu'il était Chancelier de l'Échiquier. FitzRoy s'est suicidé de la même manière en 1885. Même quand il était d'humeur stable, FitzRoy était imprévisible. À peine leur voyage terminé, il a épousé une jeune femme qu'il aimait depuis longtemps. Darwin était stupéfait, parce qu'en cinq ans de vie commune, FitzRoy n'avait jamais mentionné cette femme, ni même son nom.

Mais, pour le reste, le voyage du *Beagle* a été une réussite. Darwin a gardé toute sa vie ce goût de l'aventure, acquis pendant ce voyage. Et les nombreuses collections de spécimens qu'il a ramenées lui ont permis de travailler toute sa vie, et de se faire un nom. Il a découvert des fossiles géants très intéressants, dont le meilleur spécimen de paresseux terrestre connu à ce jour. Au Chili, il a vécu un tremblement de terre qui a failli lui coûter la vie. Il a découvert une nouvelle espèce de dauphin (qu'il a baptisé dauphin de FitzRoy, respect oblige). Il a réalisé des études géologiques très complètes et utiles sur toute la chaîne des Andes. Et il a développé une nouvelle théorie sur la formation des récifs coralliens. Dans cette théorie, très bien accueillie, il expliquait que les récifs coralliens ne pouvaient pas se former en moins d'un million d'années. C'est la première fois qu'il laissait entendre que l'évolution de la vie sur Terre était extrêmement lente. En 1836, après cinq ans et deux jours d'absence, Darwin rentre chez lui. Il a 27 ans. Il ne quittera plus jamais l'Angleterre.

Pendant son voyage, Darwin n'a pas encore élaboré la théorie de l'évolution. L'idée existait déjà depuis plusieurs décennies, dans les années 1830. Le grand-père de Darwin, Érasme, avait même écrit un poème sur le sujet, "Le Temple de la Nature". Darwin n'était même pas né à l'époque. C'est après son retour en Angleterre, en lisant *Essai sur le principe de population* de Thomas Malthus (qui expliquait que la production de nourriture, qui augmentait de façon arithmétique, ne pourrait jamais satisfaire la croissance de la population, qui elle, augmentait de façon géométrique), que l'idée de l'évolution a commencé à germer dans son esprit. Il a compris que la vie était une lutte permanente, et que la sélection naturelle favorisait certaines espèces au détriment d'autres. En résumé, Darwin a observé que tous les êtres vivants se battaient pour les ressources, et que seuls ceux qui avaient des avantages innés prospéraient, et transmettaient ces avantages à leur descendance. C'est comme ça que les espèces s'amélioraient, de génération en génération.

Ça paraît tout simple, hein. Et c'est vrai que c'est une idée simple. Mais ça explique tellement de choses. Et Darwin a décidé de consacrer sa vie à cette théorie. En lisant *L'origine des espèces*, T.H. Huxley s'est écrié : "Comment ai-je pu être aussi stupide de ne pas y avoir pensé avant !". Depuis, cette exclamation n'a cessé d'être reprise.

Ce qui est amusant, c'est que Darwin n'a jamais utilisé l'expression "survie du plus apte" dans ses écrits. Il l'a certes beaucoup appréciée, mais elle a été inventée par Herbert Spencer en 1864, dans son livre *Principes de biologie*, cinq ans après la publication de *L'origine des espèces*. Darwin n'a pas non plus utilisé le mot "évolution" (pourtant déjà très courant et tentant), mais "descendance avec modification". Ce n'est qu'à partir de la sixième édition de *L'origine des espèces* qu'il a commencé à utiliser ce mot. Et surtout, il n'a pas été inspiré par la diversité des becs des pinsons des Galapagos, comme on le dit souvent. L'histoire qu'on raconte (en tout cas, celle que beaucoup d'entre nous ont en tête), c'est que, d'île en île, Darwin a remarqué que chaque espèce de pinson était parfaitement adaptée aux ressources locales. Un pinson avec un bec court et solide pour casser les noix sur une île. Un autre, avec un bec long et pointu pour aller chercher les escargots dans les rochers, sur une autre île. Et c'est ça qui lui aurait fait penser que ces oiseaux n'étaient peut-être pas nés comme ça, mais qu'ils s'étaient en quelque sorte façonnés eux-mêmes.

En fait, ce sont bien les oiseaux qui se sont façonnés eux-mêmes, mais ce n'est pas Darwin qui l'a remarqué. Pendant son voyage sur le *Beagle*, Darwin était un jeune étudiant, pas un naturaliste expérimenté. Il n'a donc pas réalisé que tous les oiseaux des Galapagos appartenaient à la même famille. C'est un ami de Darwin, l'ornithologue John Gould, qui s'est rendu compte que Darwin avait simplement découvert différentes espèces de pinsons. Malheureusement, par manque d'expérience, Darwin n'avait pas noté de quelle île venaient chaque oiseau. (Il a fait la même erreur avec les tortues). Il lui a fallu des années pour démêler tout ça.

À cause de ces erreurs, et aussi parce qu'il fallait trier les caisses et les caisses de spécimens rapportés par le *Beagle*, ce n'est qu'en 1842, cinq ans après son retour en Angleterre, que Darwin a finalement rédigé un premier brouillon de sa nouvelle théorie. Deux ans plus tard, il a développé cette théorie dans un "essai" de 230 pages. Et là, il fait quelque chose d'étonnant : il met ses notes de côté, et passe quinze ans à faire autre chose. Il devient père de dix enfants. Il passe près de huit ans à écrire un ouvrage exhaustif sur les balanes. ("Je déteste les balanes plus que quiconque", soupire-t-il à la fin de ce travail. On le comprend). Il tombe malade, une maladie bizarre, qui le rend léthargique, lui donne des vertiges, le rend "inquiet", comme il dit lui-même. Il a des nausées, des palpitations, des migraines, une fatigue extrême, des tremblements, des éclairs dans les yeux, un essoufflement, "la tête légère", des accès de déprime.

On n'a jamais vraiment su ce qu'il avait. Il y a plein de théories. La plus fantaisiste, mais aussi la plus populaire, c'est qu'il aurait eu une maladie tropicale chronique, la maladie de Chagas, qu'il aurait contractée en Amérique du Sud, en se faisant piquer par un insecte parasite, le trypanosome. Une explication plus plausible, c'est une maladie psychosomatique. Quelle que soit la maladie, la souffrance était bien réelle. Il ne pouvait souvent pas travailler plus de vingt minutes d'affilée, parfois moins.

Pendant une bonne partie de sa vie, Darwin a essayé toute une série de traitements de plus en plus désespérés. Bains froids, bains de vinaigre, électrochocs – la dernière option lui a valu de petites décharges électriques incessantes. Il est devenu presque un ermite, quittant rarement sa maison dans le Kent. La première chose qu'il a faite en emménageant, c'est d'installer un miroir à la fenêtre de son bureau, pour pouvoir voir arriver les visiteurs et, si besoin, les éviter.

Darwin ne publiait pas sa théorie, parce qu'il savait très bien quel choc ça allait provoquer dans la société. En 1844, l'année où Darwin a enfermé son manuscrit dans un tiroir, un livre intitulé *Vestiges de l'histoire naturelle de la création* avait provoqué un tollé dans les milieux intellectuels, parce qu'il suggérait que l'homme pouvait avoir évolué à partir de primates inférieurs, sans l'aide d'une divinité créatrice. L'auteur, qui avait anticipé le scandale, avait pris soin de cacher son identité. Le secret a été gardé pendant 40 ans. Même ses amis les plus proches ne savaient pas. Certains ont pensé que l'auteur était Darwin, d'autres ont soupçonné le Prince Albert. En réalité, l'auteur était un éditeur écossais prospère et discret, Robert Chambers. Il ne voulait pas se dévoiler pour des raisons pratiques et personnelles : il dirigeait une maison d'édition réputée pour ses publications bibliques. *Vestiges* a été attaqué non seulement par les religieux, dans le pays et à l'étranger, mais aussi par de nombreux universitaires. *The Edinburgh Review* y a consacré un numéro entier, avec un article de 85 pages pour le démolir. Même T.H. Huxley, pourtant partisan de l'évolution, avait violemment critiqué ce livre, sans se douter que l'auteur était un de ses amis. (Darwin était l'un des rares à avoir deviné juste. Il avait rendu visite à Chambers le jour où les épreuves de la 6e édition de *Vestiges* étaient arrivées. Bien qu'ils n'aient apparemment pas parlé du livre, l'attention que Chambers portait à la lecture des épreuves avait trahi son secret).

Le manuscrit de Darwin ne serait peut-être jamais sorti, si un événement inattendu ne l'avait pas secoué. Au début de l'été 1858, Darwin reçoit un paquet d'Extrême-Orient. Il contient une lettre amicale d'un jeune naturaliste nommé Alfred Russel Wallace, et un projet d'article intitulé *Sur la tendance des variétés à s'écarter indéfiniment du type originel*. L'article développe la théorie de la sélection naturelle, qui coïncide avec le manuscrit non publié de Darwin. Certaines phrases sont même identiques. "Je n'ai jamais vu de coïncidence plus frappante", s'est désolé Darwin. "Même si Wallace avait lu mon manuscrit de 1842, il n'aurait pas pu en faire un meilleur résumé".

Wallace n'était pas un inconnu qui avait débarqué dans la vie de Darwin. Les deux hommes correspondaient déjà. Wallace avait même généreusement envoyé à Darwin des spécimens qu'il jugeait intéressants, plus d'une fois. Dans leur correspondance, Darwin avait subtilement fait comprendre à Wallace qu'il considérait l'origine des espèces comme son domaine de recherche exclusif. "Cet été, ça fera 20 ans (!) que j'ai ouvert mon premier manuscrit, qui traite de la façon dont les espèces et les variétés se distinguent les unes des autres", avait-il écrit à Wallace, plus tôt. "Je suis sur le point de publier mon ouvrage", avait-il ajouté. Mais en fait, il n'avait aucune intention de le faire.

Mais Wallace n'avait pas compris le message. De toute façon, il ne pouvait pas savoir que sa théorie était presque identique à celle que Darwin étudiait depuis 20 ans.

Darwin se retrouve dans une situation délicate. S'il publie son ouvrage en premier pour s'assurer la priorité, il profite d'un admirateur innocent, qui se trouve à des milliers de kilomètres. S'il cède, comme son honneur de gentleman l'exige, il perd la paternité de sa propre théorie. Wallace lui-même reconnaissait que sa théorie était le fruit d'une illumination soudaine. La théorie de Darwin, elle, était le résultat de plus de dix ans d'études minutieuses et de réflexions approfondies. C'était donc absolument injuste.

Comme pour ajouter à sa souffrance, le petit garçon de Darwin, Charles, attrape la scarlatine. Son état s'aggrave rapidement. Le 28 juin, la situation est critique. Le petit Charles meurt. Malgré son immense chagrin, Darwin prend le temps d'écrire à ses amis Charles Lyell et Joseph Hooker, en leur proposant de céder la place à Wallace. Mais il ajoute que, s'il le faisait, tout son travail "serait perdu, quelle que soit sa valeur". Lyell et Hooker trouvent une solution. Ils présentent simultanément des résumés des théories de Darwin et Wallace lors d'une réunion de la Linnean Society, qui cherchait à retrouver son statut d'autorité scientifique. Le 1er juillet 1858, les théories de Darwin et Wallace sont rendues publiques. Darwin lui-même n'assiste pas à la réunion. Ce jour-là, il enterre son petit garçon, avec sa femme.

L'article de Darwin et Wallace était l'un des sept présentés ce soir-là. L'un des autres portait sur la flore de l'Angola. Une trentaine de personnes étaient présentes. Même s'ils se rendaient compte qu'ils assistaient à l'un des moments les plus importants de l'histoire des sciences, ils n'en ont rien montré. Il n'y a pas eu de discussion, et l'événement n'a pas fait grand bruit dans la société. Darwin a remarqué plus tard avec plaisir qu'une seule personne avait mentionné les deux articles : un professeur de Dublin du nom de Haughton. Sa conclusion : "Dans ces deux articles, ce qui est nouveau est faux, et ce qui est vrai est ancien".

Wallace, qui était toujours en Extrême-Orient, n'a appris tout cela que bien plus tard. Il a réagi avec calme, semblant se réjouir d'être associé à la découverte de l'évolution. Il a même continué à appeler cette théorie "le darwinisme".

Une autre personne représentait une menace bien plus grande pour la paternité de la théorie de l'évolution : Patrick Matthew, un horticulteur écossais. Étonnamment, il avait en fait développé la théorie de la sélection naturelle la même année que le début du voyage de Darwin sur le *Beagle*. Malheureusement, il avait présenté ces idées dans un livre intitulé *Bois de marine et sylviculture*. Non seulement Darwin ne l'avait pas lu, mais personne dans le monde ne l'avait remarqué. Quand il a vu Darwin être acclamé par tous comme le découvreur de l'évolution, alors que c'était lui qui l'avait formulée en premier, il a immédiatement réagi, en écrivant une lettre à *The Gardener's Chronicle*. Darwin s'est excusé sans hésitation, tout en déclarant : "Je pense que personne ne sera surpris que ni moi, ni aucun autre naturaliste, n'ayons entendu parler des idées de M. Matthew, car il les exprime très brièvement, et dans un appendice à un ouvrage sur les Bois de marine et la Sylviculture".

Wallace est resté naturaliste et penseur pendant encore une cinquantaine d'années, avec des réussites occasionnelles. Mais il s'est progressivement désintéressé de la science, pour se consacrer au spiritisme et à la possibilité de l'existence d'autres formes de vie dans l'univers. C'est donc surtout grâce à un abandon qu'il a monopolisé la paternité de la théorie de l'évolution.

Darwin a souffert toute sa vie à cause de ses idées. Il se disait "le chapelain du diable", et affirmait que dévoiler la théorie de l'évolution lui donnait l'impression de "confesser un meurtre". Il a aussi profondément blessé sa femme, qui était très pieuse. Malgré tout, il s'est immédiatement attelé à transformer son manuscrit en un livre. Au début, il voulait l'appeler *Un aperçu de la diversification des espèces et de la sélection naturelle*. Un titre trop long et confus. John Murray, l'éditeur, avait prévu de n'imprimer que 500 exemplaires. Mais en recevant le manuscrit, et après avoir rendu le titre un peu plus accrocheur, Murray a décidé d'augmenter le tirage de la première édition à 1250 exemplaires.

*L'origine des espèces* a connu un succès commercial immédiat, mais n'a pas suscité beaucoup d'enthousiasme. La théorie de Darwin se heurtait à deux difficultés majeures : d'une part, elle n'a finalement été acceptée par Lord Kelvin que de nombreuses années plus tard. D'autre part, les preuves fossiles étaient très maigres. Certains critiques perspicaces se demandaient où étaient les formes de transition entre les espèces, que la théorie de Darwin mettait tant en avant. Si les espèces évoluaient constamment, il devait y avoir de nombreuses formes intermédiaires dans les fossiles. Mais ce n'était pas le cas. (Par coïncidence, une telle preuve est apparue en 1861, au plus fort de la controverse. Des ouvriers ont découvert en Bavière des os d'archéoptéryx, un animal intermédiaire entre les oiseaux et les dinosaures. Il avait des plumes, mais aussi des dents. Cette découverte a fait sensation, et ses caractéristiques ont été largement commentées. Mais une seule découverte était loin d'être concluante). En fait, les fossiles découverts à l'époque (et pendant de nombreuses années encore) indiquaient qu'il n'y avait aucune forme de vie sur Terre, jusqu'à la fameuse explosion cambrienne.

Et sans aucune preuve, Darwin affirmait qu'il existait une vie foisonnante dans les océans primitifs, sauf qu'on ne l'avait pas encore trouvée. C'est parce que, pour une raison ou une autre, elle ne s'était pas conservée. C'était, selon Darwin, la seule explication raisonnable. "On ne peut certainement pas expliquer clairement cette situation à ce stade, mais on peut l'envisager autant que possible comme un point de vue raisonnable opposé à la vue existante", avouait-il franchement. Mais il refusait d'envisager d'autres possibilités. Pour expliquer cela, il supposait – avec beaucoup d'imagination, mais à tort – que les eaux précambriennes étaient trop claires pour permettre le dépôt de sédiments, et donc la conservation des fossiles.

Même les meilleurs amis de Darwin étaient mal à l'aise face à certaines de ses conclusions trop catégoriques. Adam Sedgwick, son professeur à Cambridge, qui l'avait emmené en excursion géologique au Pays de Galles en 1831, a déclaré que le livre de Darwin lui avait causé "plus de peine que de plaisir". L'éminent paléontologue suédois Louis Agassiz a refusé d'accepter ses idées, les jugeant purement spéculatives. Même Lyell a fini par conclure avec dépit que "Darwin était allé trop loin".

T.H. Huxley n'aimait pas l'idée de Darwin selon laquelle l'évolution nécessitait de longues périodes géologiques, parce qu'il était un saltationniste, c'est-à-dire qu'il croyait que l'évolution se produisait soudainement, et non progressivement. Les saltationnistes (le mot vient du latin "sauter") ne pouvaient pas croire qu'un organe complexe pouvait apparaître lentement, par étapes. À quoi servait un dixième d'aile, ou un demi-œil ? Pour eux, cet organe n'avait de sens que s'il apparaissait sous sa forme achevée.

Le saltationnisme défendu par Huxley était assez extrême, un peu surprenant même. Il rappelait une idée religieuse très conservatrice, formulée en 1802 par le théologien anglais William Paley, qu'on appelle "l'argument de la conception". Paley expliquait que si vous trouviez une montre par terre, même si vous n'aviez jamais vu un tel objet auparavant, vous réaliseriez immédiatement qu'elle a été fabriquée par quelqu'un de compétent. Il pensait que c'était la même chose avec la nature, dont la complexité était la preuve d'une conception soignée. Cette idée a eu une influence considérable au XIXe siècle, et elle inquiétait Darwin. "Jusqu'à aujourd'hui, j'ai froid dans le dos rien qu'en pensant à l'œil", a-t-il écrit à un ami. Dans *L'origine des espèces*, il reconnaissait que la sélection naturelle puisse produire un tel organe de manière progressive, "semble, je l'avoue franchement, absurde au plus haut point".

Malgré tout, Darwin a non seulement continué à affirmer que tous les changements étaient progressifs, mais à presque chaque nouvelle édition de *L'origine des espèces*, il augmentait la durée qu'il estimait nécessaire aux processus évolutifs. Ce qui a provoqué l'exaspération de ses partisans, de moins en moins nombreux à soutenir sa théorie. "Finalement", selon le scientifique et historien Jeffrey Schwartz, "Darwin a perdu le peu de soutien qui lui restait auprès de ses collègues naturalistes et géologues".

L'ironie, c'est que Darwin a intitulé son livre *L'origine des espèces*, alors qu'il n'était pas capable d'expliquer comment les espèces naissaient. La théorie de Darwin suggérait un mécanisme permettant à une espèce de devenir plus forte, meilleure ou plus rapide. Bref, mieux adaptée. Mais elle n'expliquait pas comment de nouvelles espèces pouvaient apparaître. L'ingénieur écossais Fleeming Jenkin a réfléchi à cette question, et a mis en évidence une faille importante dans l'argumentation de Darwin. Darwin pensait que les caractéristiques (favorables) qui apparaissaient chez une génération étaient transmises à la génération suivante, et rendaient ainsi l'espèce plus forte.

Jenkin a souligné que les caractéristiques (favorables) de la génération précédente, transmises à la génération suivante, ne dominaient pas les générations suivantes. Elles étaient en fait diluées dans le processus de mélange. Si vous versez un verre d'eau dans du whisky, vous ne rendez pas le whisky plus fort, vous le diluez. Si vous versez un autre verre d'eau dans le whisky dilué, il devient encore plus faible. De même, les caractéristiques favorables transmises par la génération précédente étaient progressivement affaiblies au fil des générations suivantes, jusqu'à disparaître complètement. D'un point de vue dynamique, la théorie de Darwin ne tenait donc pas la route. Elle ne pouvait expliquer que des choses statiques. Dans le processus d'évolution, des phénomènes particuliers se produisaient de temps en temps, mais ils disparaissaient rapidement, parce que les organismes avaient toujours tendance à ramener les choses à la normale. Pour que la sélection naturelle puisse fonctionner, il fallait donc un mécanisme de substitution, encore inconnu.

Ce que Darwin, et tous les autres, ignoraient, c'est qu'à 1200 kilomètres de là, dans un coin perdu du centre de l'Europe, un moine isolé du nom de Gregor Mendel allait apporter une réponse à cette question.

Mendel est né en 1822 dans une petite ville reculée de l'empire austro-hongrois (aujourd'hui en République tchèque), dans une famille de paysans pauvres. Les manuels scolaires l'ont longtemps dépeint comme un simple moine de campagne, doté d'un sens de l'observation aiguisé, dont les découvertes devaient beaucoup au hasard. On racontait qu'il avait découvert des caractéristiques héréditaires intéressantes en cultivant des pois dans le potager du monastère. En fait, Mendel était un scientifique bien formé. Il avait étudié la physique et les mathématiques à l'Institut philosophique d'Olomouc et à l'université de Vienne. Et il avait organisé et classé de manière très scientifique tout ce qu'il étudiait. De plus, à partir de 1843, le monastère où il travaillait est devenu un centre universitaire réputé. Le monastère avait une bibliothèque de 20 000 ouvrages, et une longue tradition de recherche scientifique rigoureuse.

Avant de commencer ses expériences, Mendel a passé deux ans à cultiver les spécimens dont il avait besoin pour ses recherches. Il a choisi sept variétés différentes de pois. Après s'être assuré qu'ils se reproduisaient à l'état pur, il a commencé à planter et à croiser ces pois à plusieurs reprises, avec l'aide de deux assistants à temps plein, et a hybridé 30 000 plantes. C'était un travail extrêmement minutieux. Pour éviter toute pollinisation accidentelle, ils devaient minutieusement enregistrer les différences, même les plus subtiles, d'apparence et de croissance des graines, des gousses, des feuilles, des tiges et des fleurs de ces pois. Mendel était parfaitement conscient de la portée de ce qu'il faisait.

Il n'a jamais utilisé le mot "gène" (ce mot n'est apparu qu'en 1913, dans un dictionnaire médical anglais), mais il a inventé les concepts de "dominant" et de "récessif". Sa contribution, c'est d'avoir découvert que chaque graine contenait deux "facteurs héréditaires", ou "éléments", comme il les appelait. Un facteur dominant, et un facteur récessif. Une fois combinés, ces facteurs produisaient des formes héréditaires prévisibles.

Il a converti ces résultats en formules mathématiques précises. Mendel a passé huit ans à faire cette étude, puis il a mené des expériences similaires sur des fleurs, du maïs et d'autres plantes, pour vérifier la validité de ses conclusions. On peut même dire que la méthode de Mendel était trop scientifique. Si bien que lorsqu'il a présenté ses travaux lors des réunions mensuelles de la Société d'histoire naturelle de Brno, en février et mars 1865, la quarantaine d'auditeurs ont écouté sa présentation poliment. Mais ils sont restés visiblement indifférents. Même pour beaucoup d'entre eux, la culture des plantes était un sujet qui les intéressait de près.

Après la publication de son rapport, Mendel s'est empressé d'en envoyer un exemplaire au grand botaniste suisse Karl Wilhelm von Nägeli. D'une certaine manière, le soutien de Nägeli était essentiel à l'avenir de la théorie de Mendel. Malheureusement, Nägeli n'a pas réalisé l'importance des découvertes de Mendel. Il lui a conseillé de cultiver des épervières. Mendel a suivi son conseil, mais s'est vite rendu compte que les épervières ne possédaient pas les caractéristiques indispensables à l'étude de l'hérédité. Visiblement, Nägeli n'avait pas lu attentivement sa publication, voire ne l'avait pas lue du tout. Découragé, Mendel a renoncé à l'étude de l'hérédité. Il a passé le reste de sa vie à cultiver des légumes de qualité, et à étudier les abeilles, les souris, les taches solaires, etc. Il a fini par être élu abbé du monastère.

Les découvertes de Mendel n'ont pas été complètement ignorées, comme on le pense parfois. Ses travaux ont été honorablement inclus dans *L'Encyclopædia Britannica*. C'était un ouvrage de référence sur les idées scientifiques, bien plus important qu'il ne l'est aujourd'hui. Et elles ont été citées à plusieurs reprises dans un article important de l'Allemand Wilhelm Olbers Focke. En fait, comme les idées de Mendel n'ont jamais complètement disparu dans l'océan des idées scientifiques, il a été facile de les redécouvrir lorsque le monde a été prêt à les accueillir.

Darwin et Mendel ont jeté ensemble les bases de toute la biologie du XXe siècle. Mais aucun des deux ne s'en est rendu compte. Darwin a découvert que tous les êtres vivants étaient liés entre eux, et qu'ils "descendaient d'un ancêtre commun". Le travail de Mendel, lui, a permis d'expliquer mécaniquement comment tout cela se produisait. Ils auraient pu s'aider mutuellement. Mendel possédait un exemplaire en allemand de *L'origine des espèces*, et il l'aurait lu. Il devait donc se rendre compte que ses travaux s'appliquaient à la théorie de Darwin. Mais il n'a apparemment jamais cherché à contacter Darwin. Et Darwin, de son côté ? On sait qu'il a étudié l'article très influent de Focke, qui citait à plusieurs reprises les travaux de Mendel. Mais il n'a pas fait le lien avec ses propres recherches.

Dans l'imaginaire collectif, l'idée que l'homme descend du singe est un élément essentiel de la doctrine darwinienne. En réalité, ce n'est qu'une simple mention dans les écrits de Darwin. Malgré tout, il ne faut pas beaucoup d'imagination pour comprendre dans la théorie de Darwin ce que cela implique concernant le développement de l'humanité. Et c'est rapidement devenu un sujet de discussion passionné.

Le samedi 30 juin 1860, lors d'une réunion de l'Association britannique pour l'avancement des sciences, à Oxford, le moment de vérité est arrivé. Huxley a été invité à cette réunion par Robert Chambers, l'auteur des *Vestiges de l'histoire naturelle de la création*. Mais à l'époque, Huxley ignorait les liens entre Chambers et cet ouvrage controversé. Comme d'habitude, Darwin n'était pas présent. La réunion se tenait au musée de zoologie d'Oxford. Plus de 1000 personnes se sont entassées dans la salle. Des centaines d'autres n'ont pas pu entrer. Tout le monde savait qu'un événement important allait se produire. Bien qu'ils aient d'abord dû écouter un exposé soporifique de deux heures de John William Draper, de l'université de New York, sur "Le développement intellectuel de l'Europe considéré par rapport aux opinions de M. Darwin".

Finalement, l'évêque d'Oxford, Samuel Wilberforce, s'est levé pour prendre la parole. La veille au soir, Richard Owen, un fervent anti-darwinien, avait rendu visite à Wilberforce. Il lui avait soufflé quelques idées (du moins, c'est ce que l'on pense). Comme pour beaucoup d'événements qui ont fait sensation, les témoignages sur ce qui s'est passé ensuite divergent. La version la plus répandue, c'est que Wilberforce, bien habillé et imposant, s'est tourné vers Huxley, et lui a demandé avec un sourire sarcastique s'il osait affirmer qu'il descendait du singe par sa grand-mère ou son grand-père. Wilberforce voulait faire une blague, mais elle a été interprétée comme une provocation agressive. Selon Huxley lui-même, il s'est tourné vers son voisin et lui a murmuré : "Le Seigneur me l'a livré sur un plateau". Puis il s'est levé, avec gravité.

D'autres se souviennent que Huxley tremblait de colère. Il a déclaré qu'il préférait de toute façon être apparenté à un singe qu'à un homme qui utilisait sa réputation dans un temple scientifique pour faire des discours fleuris, mais hors de propos. Cette réplique cinglante, qui sentait la poudre, a non seulement blessé Wilberforce au vif, mais a aussi provoqué un tollé dans la salle. Une certaine Madame Brewster s'est évanouie sur le coup. Robert FitzRoy – le compagnon de Darwin sur le *Beagle*, 25 ans plus tôt – errait dans la salle en brandissant une Bible, et en criant "La Bible, la Bible !" (Il était le directeur du tout nouveau service météorologique, et devait présenter un article sur les tempêtes). F

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