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Calculating...

Alors, euh… comment vous dire… je vais vous parler de ce que j'appelle, moi, le "long vingtième siècle". C'est une espèce de grande histoire, quoi, une vision d'ensemble.

En gros, pour moi, ça commence vers 1870, avec des événements qui ont vraiment marqué un tournant. Euh… la mondialisation, l'apparition des labos de recherche industrielle, et puis la corporation moderne… Tout ça, ça a commencé à sortir le monde de la misère noire dans laquelle l'humanité était plongée depuis l'invention de l'agriculture, hein, depuis dix mille ans quoi!

Et puis ce "long vingtième siècle", pour moi, ça se termine vers 2010. Les pays riches, les pays de l'Atlantique Nord, étaient encore en train de se remettre de la Grande Récession de 2008. Et après, ils n'ont jamais réussi à retrouver le rythme de croissance économique qu'ils avaient connu depuis 1870.

Et puis, les années qui ont suivi 2010, ça a été… comment dire… une déferlante de colère politique et culturelle. Des tas de gens, mécontents, chacun pour des raisons différentes, du fait que le système du vingtième siècle ne marchait pas pour eux comme ils pensaient que ça devrait.

Mais entre 1870 et 2010, il s'est passé des choses incroyables, mais aussi des choses terribles. Mais globalement, si on compare à tout le reste de l'histoire de l'humanité, c'était quand même plus incroyable que terrible. Je suis persuadé, hein, que ces 140 ans, de 1870 à 2010, c'est la période la plus importante de tous les siècles de l'histoire humaine. Et c'est le premier siècle où l'aspect économique a été le plus important, parce que c'est le siècle où on a commencé à sortir de la misère matérielle quasi universelle.

Moi, je pense vraiment que l'histoire devrait se concentrer sur ce "long vingtième siècle". C'est pas comme d'autres historiens, comme le marxiste Eric Hobsbawm, qui lui, a parlé du "court vingtième siècle", de 1914 au début de la Première Guerre Mondiale, jusqu'à la chute de l'Union Soviétique en 1991. Eux, ils ont plutôt tendance à voir le dix-neuvième siècle comme la longue montée de la démocratie et du capitalisme, de 1776 à 1914. Et puis le "court vingtième siècle" comme une période où le socialisme et le fascisme ont vraiment secoué le monde.

Ces histoires de siècles, longs ou courts, c'est forcément des grandes fresques, des grandes histoires qu'on construit pour raconter ce qu'on a envie de raconter. En mettant à part ces années 1914-1991, Hobsbawm peut plus facilement raconter son histoire. Mais du coup, il rate, je trouve, l'histoire la plus importante. Celle qui va, euh… à peu près de 1870 à 2010. Du moment où l'humanité a réussi à déverrouiller la porte qui la maintenait dans la misère noire, jusqu'au moment où elle n'a pas réussi à maintenir le rythme de croissance rapide qu'elle avait mis en place.

Donc, ce que je vais vous raconter, c'est ma version de l'histoire du vingtième siècle. C'est une histoire surtout économique, forcément, qui commence en 1870 et qui s'arrête en 2010.

Comme disait le philosophe Friedrich August von Hayek, avec son côté Dr. Jekyll et Mr. Hyde, l'économie de marché, elle fait appel à l'intelligence collective. Elle incite et coordonne, à la base, des solutions aux problèmes qu'elle pose. Avant 1870, on n'avait pas les technologies, ni les organisations pour permettre à l'économie de marché de se poser le problème de comment rendre l'économie riche. Alors même qu'on avait des économies de marché, ou au moins des secteurs de marché dans nos économies, depuis des milliers d'années avant 1870, tout ce que les marchés pouvaient faire, c'était de trouver des clients pour les produits de luxe et de confort. Et rendre la vie des riches luxueuse, et celle de la classe moyenne confortable.

Mais les choses ont changé vers 1870. On a eu les institutions pour l'organisation, la recherche, et puis les technologies. On a eu la mondialisation, les labos de recherche industrielle, et les corporations modernes. C'était ça, les clés. Ça a déverrouillé la porte qui nous maintenait dans la misère noire. Le problème de comment rendre l'humanité riche pouvait maintenant être posé à l'économie de marché, parce qu'elle avait une solution. Et derrière cette porte, on voyait le chemin vers l'utopie. Tout le reste de ce qui est bien aurait dû suivre, hein!

Et beaucoup de choses bien ont suivi, effectivement.

Moi, je pense, hein, que le rythme de croissance économique, le taux de croissance de la valeur des idées utiles qu'on a découvertes, développées et déployées dans l'économie mondiale, il est passé d'environ 0,45% par an avant 1870 à 2,1% par an après. C'est une différence énorme! Une croissance moyenne de 2,1% pendant les 140 ans de 1870 à 2010, ça veut dire une multiplication par 21,5! C'était très bien, hein! Ça a permis aux gens d'avoir plus de bonnes choses, de nécessités, de confort, de luxe, et de mieux subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ça veut pas dire qu'on était 21,5 fois plus riches en 2010 qu'en 1870, parce qu'on était six fois plus nombreux en 2010 qu'en 1870. Et cette augmentation de la population, elle a entraîné une plus grande rareté des ressources. Mais en gros, on peut dire que le revenu moyen par habitant en 2010 était environ 8,8 fois plus élevé qu'en 1870, peut-être 11 000 dollars par an. Gardez ces chiffres en tête, c'est une idée de combien on était plus riche en 2010 qu'en 1870. Faut pas oublier que les richesses étaient beaucoup plus inégalement réparties en 2010 qu'en 1870.

Une croissance de 2,1% par an, ça veut dire un doublement tous les 33 ans. Donc, les bases technologiques et productives de la société en 1903 étaient complètement différentes de celles de 1870. C'était l'industrie et la mondialisation, au lieu de l'agriculture et des propriétaires terriens. Les bases de la production de masse en 1936, au moins dans les pays industrialisés du Nord, étaient aussi très différentes. Et le passage à la consommation de masse et à la banlieue en 1969, c'était aussi un grand changement. Et puis après, il y a eu l'ère de l'information, avec la microélectronique en 2002. Une économie qui se révolutionne à chaque génération, ça révolutionne forcément la société et la politique. Et un gouvernement qui essaie de gérer ces révolutions, il a forcément du mal à s'occuper de sa population.

Il y a eu beaucoup de choses bien, mais aussi beaucoup de choses mauvaises. Les gens peuvent utiliser les technologies, les technologies dures, pour manipuler la nature, et les technologies douces, pour organiser les humains, pour exploiter, dominer et tyranniser. Et le "long vingtième siècle", il a connu les pires tyrannies qu'on ait jamais vues.

Et puis, il y a eu beaucoup de choses mitigées, des choses à la fois bonnes et mauvaises. Tout ce qui était solide s'est volatilisé. Seule une petite partie de la vie économique se déroulait, en 2010, de la même façon qu'en 1870. Et même cette partie, elle était différente. Même si vous faisiez le même travail que vos prédécesseurs en 1870, et au même endroit, les autres payeraient beaucoup moins pour ce que vous faites. Presque tout a été transformé, et transformé encore. Et ça a transformé presque tout le reste, la sociologie, la politique, la culture.

Imaginez qu'on puisse remonter en 1870, et qu'on dise aux gens à quel point l'humanité sera riche en 2010. Comment ils réagiraient? Ils penseraient sûrement que le monde de 2010 serait un paradis, une utopie. On aurait 8,8 fois plus de richesses? Ça voudrait dire qu'on aurait tellement de pouvoir, qu'on pourrait résoudre tous les problèmes de l'humanité.

Mais non. On n'a pas atteint l'utopie. On est encore sur le chemin. Peut-être, hein, parce qu'on ne voit plus très bien où il va.

Qu'est-ce qui s'est passé?

Hayek était peut-être un génie, mais il était aussi un idiot. Lui et ses disciples pensaient que le marché pouvait tout faire, et ils nous ont demandé de croire au marché, à un système qu'on ne pourrait jamais comprendre. Ils pensaient que le salut de l'humanité viendrait non pas de la foi, mais du marché.

Mais les gens n'étaient pas d'accord. L'économie de marché résolvait les problèmes qu'elle se posait, mais la société voulait des solutions à d'autres problèmes.

C'est peut-être Karl Polanyi qui a le mieux expliqué le problème. L'économie de marché reconnaît les droits de propriété. Elle se pose le problème de donner à ceux qui possèdent quelque chose ce qu'ils veulent. Si vous n'avez rien, vous n'avez pas de droits.

Mais les gens pensent qu'ils ont d'autres droits. Ils pensent que ceux qui ne possèdent rien devraient avoir le pouvoir d'être écoutés, et que la société devrait tenir compte de leurs besoins. L'économie de marché peut satisfaire leurs besoins, mais c'est seulement par accident. Seulement si ça correspond à un test de profit maximum.

Alors, pendant tout le "long vingtième siècle", les gens ont regardé ce que l'économie de marché leur donnait, et ils se sont dit : "Est-ce qu'on a commandé ça?". Et la société a demandé autre chose. L'idiot de Hayek appelait ça "la justice sociale", et il disait qu'il fallait oublier ça. L'économie de marché ne pourrait jamais donner la justice sociale, et essayer de changer la société pour ça détruirait la capacité de l'économie de marché à créer de la richesse.

Faut bien comprendre que "justice sociale", c'était toujours la "justice" par rapport à ce que certains groupes voulaient, pas quelque chose de justifié par des principes universels. Et c'était rarement égalitaire. Mais la seule conception de la "justice" que l'économie de marché pouvait donner, c'était ce que les riches pouvaient penser être juste, parce que les propriétaires étaient les seuls qui comptaient. Et puis, l'économie de marché, elle est pas parfaite. Elle peut pas donner assez de recherche et développement, ou de qualité environnementale, ou même de plein emploi.

Donc, "Le marché donne, le marché reprend, béni soit le nom du marché", c'était pas un principe stable pour organiser la société. Le seul principe stable, ça devait être une version de : "Le marché a été fait pour l'homme, pas l'homme pour le marché". Mais qui étaient ces hommes qui comptaient, pour qui le marché devait être fait? Et comment résoudre les disputes sur ces questions?

Pendant tout le "long vingtième siècle", beaucoup de gens ont essayé de trouver des solutions. Ils étaient pas d'accord avec l'ordre semi-libéral que Hayek voulait créer et maintenir. Ils ont demandé au marché de faire moins, ou de faire quelque chose de différent, et aux autres institutions de faire plus. Le plus proche qu'on ait été de la solution, c'est peut-être le mariage forcé de Hayek et Polanyi, béni par Keynes, sous la forme de la social-démocratie de l'Atlantique Nord après la Seconde Guerre mondiale. Mais ce système n'a pas été viable. Et donc, on est toujours sur le chemin, pas à la fin. Et on avance toujours vers l'utopie, mais en traînant des pieds.

Je disais que le "long vingtième siècle" était le premier siècle où l'aspect économique a été le plus important. C'est une affirmation qui mérite qu'on s'y arrête. On a eu deux guerres mondiales, l'Holocauste, la montée et la chute de l'Union Soviétique, l'apogée de l'influence américaine, la montée de la Chine. Comment oser dire que tout ça, c'est une histoire surtout économique? Comment oser dire qu'il y a un seul fil conducteur?

Je le dis parce qu'on a besoin de grandes histoires pour réfléchir. Ces grandes histoires, c'est du "non-sens". Mais en un sens, toute pensée humaine est du non-sens. C'est flou, ça nous induit en erreur. Mais nos pensées floues, c'est la seule façon qu'on a de penser, la seule façon qu'on a de progresser. Si on a de la chance, on peut reconnaître que c'est du non-sens, et l'utiliser comme des étapes pour grimper plus haut, et ensuite jeter l'échelle. Peut-être qu'on aura appris à transcender ces propositions, et qu'on sera capable de "voir le monde correctement".

C'est dans l'espoir de transcender le non-sens pour entrevoir le monde correctement que j'ai écrit cette grande histoire. C'est pour ça que je dis que le fil conducteur le plus important de toute cette histoire, c'est l'économie.

Avant 1870, la technologie perdait toujours sa course contre la fécondité humaine. Plus de gens, plus de rareté des ressources, et un rythme d'innovation technologique lent, ça faisait que la plupart des gens, la plupart du temps, n'étaient pas sûrs d'avoir assez à manger et un toit sur la tête l'année suivante. Avant 1870, ceux qui réussissaient à avoir ces choses, ils devaient le faire en prenant aux autres, plutôt qu'en trouvant des moyens d'en faire plus pour tout le monde.

La situation a commencé à changer avant 1870. Entre 1770 et 1870, la technologie et l'organisation ont gagné un peu de terrain sur la fécondité. Mais pas beaucoup. Au début des années 1870, John Stuart Mill disait, avec raison, qu'"on peut se demander si toutes les inventions mécaniques ont allégé le travail quotidien d'un seul être humain". Il fallait attendre une génération après 1870 pour que le progrès matériel devienne indéniable.

Mais si on parlait aux gens d'avant le "long vingtième siècle" de la richesse, de la productivité, de la technologie et des organisations productives sophistiquées d'aujourd'hui, ils penseraient qu'on a construit une utopie.

C'est ce qu'ils nous ont dit. Un des romans les plus vendus aux États-Unis au dix-neuvième siècle, c'était "Looking Backward, 2000-1887" d'Edward Bellamy. Bellamy était un populiste, un socialiste, qui rêvait d'une utopie créée par la propriété publique de l'industrie, l'élimination de la concurrence destructrice et la mobilisation altruiste des énergies humaines.

Dans ce roman, il imagine un monde en 2000 où tout va bien. Un jour, on demande au héros s'il veut écouter de la musique. Il s'attend à ce que son hôtesse joue du piano. Rien que ça, ça serait déjà un grand progrès. Pour écouter de la musique à la demande vers 1900, il fallait avoir un instrument et quelqu'un qui sache en jouer. Acheter un piano coûterait à un ouvrier moyen environ 2400 heures de travail, à peu près un an à 50 heures par semaine. Et puis il y aurait les cours de piano.

Mais dans le roman de Bellamy, l'hôtesse ne s'assoit pas au piano. Au lieu de ça, elle "touche simplement une ou deux vis", et la pièce est immédiatement "remplie de musique". Le héros est émerveillé. Il apprend que son hôtesse a appelé, avec son téléphone fixe, un orchestre qui joue en direct, et elle a mis le haut-parleur. Il apprend aussi qu'il a le choix entre quatre orchestres qui jouent en même temps.

La réaction du héros? "Si nous [dans les années 1800] avions pu trouver un moyen de fournir à tout le monde de la musique à domicile, d'une qualité parfaite, en quantité illimitée, adaptée à chaque humeur, et commençant et s'arrêtant à volonté, nous aurions considéré que la limite du bonheur humain était déjà atteinte". La limite du bonheur humain!

Les utopies, c'est le but ultime. "Un lieu ou un état de choses imaginaire où tout le monde est parfait", comme dit Oxford Reference. Une grande partie de l'histoire humaine a été passée à flirter avec des idéaux de perfection. Et les utopies du "long vingtième siècle" ont été responsables de ses plus grandes horreurs.

Isaiah Berlin disait qu'"avec le bois tordu de l'humanité, on ne peut rien faire de droit". Et donc, aucune solution parfaite n'est possible dans les affaires humaines. Essayer de produire une solution parfaite, ça mène à la souffrance, à la désillusion et à l'échec. C'est aussi pour ça que je vois le "long vingtième siècle" comme quelque chose de surtout économique. Malgré tous ses défauts, l'économie a fait des miracles au vingtième siècle.

Les conséquences du "long vingtième siècle" ont été énormes. Aujourd'hui, moins de 9% de l'humanité vit avec moins de 2 dollars par jour, ce qu'on appelle "l'extrême pauvreté". En 1870, c'était environ 70%. Et même ces 9%, ils ont accès à des technologies de santé publique et de téléphonie mobile qui ont beaucoup de valeur. Aujourd'hui, les économies les plus chanceuses ont atteint des niveaux de prospérité par habitant qui sont au moins vingt fois supérieurs à ceux de 1870. Et il y a toutes les raisons de croire que la prospérité va continuer à croître dans les siècles à venir. Aujourd'hui, les citoyens de ces économies ont des pouvoirs de mobilité, de communication, de création et de destruction qui ressemblent à ceux qu'on attribuait aux sorciers et aux dieux dans le passé. Même ceux qui vivent dans les économies les moins chanceuses, ils vivent avec environ 15 dollars par jour, au lieu de 2 ou 3 dollars par jour comme en 1800 ou en 1870.

Beaucoup d'inventions du siècle dernier ont transformé des expériences qui étaient des luxes rares, disponibles seulement pour quelques riches, en des choses qu'on prend tellement pour acquis qu'elles ne seraient même pas dans le top 20 de ce qui constitue notre richesse. On s'est tellement habitué à notre niveau de bonheur quotidien qu'on oublie que c'est extraordinaire. On ne se voit pas comme extraordinairement chanceux, alors que pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, il y en a plus qu'assez.

Il y a plus qu'assez de nourriture produite dans le monde, donc personne n'a besoin d'avoir faim.

Il y a plus qu'assez d'abris, donc personne n'a besoin d'être mouillé.

Il y a plus qu'assez de vêtements, donc personne n'a besoin d'avoir froid.

Et il y a plus qu'assez de choses qui traînent et qui sont produites tous les jours, donc personne n'a besoin de manquer de quelque chose de nécessaire.

En bref, on n'est plus dans ce qu'on pourrait appeler "le royaume de la nécessité". Et comme disait Hegel, "Cherchez d'abord la nourriture et le vêtement, et le Royaume de Dieu vous sera ajouté". Donc, on devrait être dans une sorte d'utopie. Mais on n'arrive pas à l'accepter. Et c'est en partie pour ça qu'on n'avance pas triomphalement vers l'utopie.

Parce qu'on voit les échecs des dirigeants de l'économie mondiale.

Entre 1870 et 2010, la technologie et l'organisation ont dépassé la fécondité. Une humanité plus riche a triomphé de la tendance à la croissance de la population et à la rareté des ressources. Mais la prospérité matérielle est inégalement répartie. Et la richesse ne rend pas les gens heureux dans un monde où les politiciens prospèrent en trouvant de nouvelles façons de rendre les gens malheureux. On ne peut pas raconter l'histoire du "long vingtième siècle" comme une marche triomphale vers l'utopie. C'est plutôt une façon de traîner des pieds.

Et une des raisons pour lesquelles on traîne des pieds, c'est que le marché est au milieu. Le marché permet la coordination et la coopération d'environ huit milliards de personnes dans une division du travail très productive. Mais le marché ne reconnaît pas les droits des humains, sauf les droits de propriété. Et ces droits de propriété ne valent quelque chose que s'ils aident à produire des choses que les riches veulent acheter. C'est pas juste.

Friedrich von Hayek disait qu'il fallait pas écouter le chant des sirènes de la justice sociale. Il fallait s'attacher au mât. L'ingérence dans le marché nous enverrait dans une spirale descendante. Mais Karl Polanyi répondait que c'était inhumain et impossible. Les gens pensent qu'ils ont d'autres droits plus importants que les droits de propriété. Ils ont droit à une communauté qui les soutient, à un revenu qui leur donne les ressources qu'ils méritent, à une stabilité économique. Et quand le marché essaie de dissoudre tous les droits sauf les droits de propriété, il faut faire attention!

Traîner des pieds, c'est mieux que de rester immobile, ou de reculer. On a toujours été inventifs. Le progrès technologique n'a jamais vraiment arrêté. Les moulins à vent, les digues, les champs, les récoltes et les animaux de Hollande en 1700 ont rendu l'économie de sa campagne très différente des marais peu cultivés de 700. Les bateaux qui accostaient au port chinois de Canton avaient une plus grande portée, et les marchandises chargées et déchargées avaient une plus grande valeur, en 1700 qu'en 800. Et le commerce et l'agriculture en 800 étaient bien plus avancés qu'ils ne l'étaient dans les premières civilisations de 3000 avant notre ère.

Mais avant notre époque, le progrès technologique entraînait peu de changements visibles pendant une vie, et peu de croissance du niveau de vie même sur des siècles ou des millénaires.

Pour calculer ça, on suppose que chaque augmentation de 1% du niveau de vie moyen dans le monde nous dit que la valeur de nos idées utiles a augmenté de 1%. Et on suppose aussi que chaque augmentation de 1% de la population nous dit que la valeur des idées utiles a augmenté de 0,5%.

On fixe cet indice de la valeur de la connaissance à 1 en 1870. En 8000 avant notre ère, quand on a découvert l'agriculture, l'indice était à 0,04. En l'an 1, il était à 0,25. En 1500, l'indice était à 0,43.

Ce sont des changements impressionnants. Mais cette croissance a eu lieu sur une période énorme.

Est-ce que la vie d'une personne en 1500 était beaucoup plus douce qu'en 8000 avant notre ère? Pas vraiment. La population a augmenté de 0,07% par an de l'an 1 à 1500, ce qui fait que le travail plus habile ne produisait que peu ou pas de produit net supplémentaire en moyenne. L'élite vivait bien mieux, mais les gens ordinaires vivaient à peine mieux que leurs prédécesseurs.

Les humains de l'âge agraire étaient désespérément pauvres. Une femme avait environ neuf grossesses, six naissances vivantes et trois ou quatre enfants qui survivaient jusqu'à l'âge de cinq ans. L'espérance de vie de ses enfants restait inférieure à trente ans.

Empêcher ses enfants de mourir, c'est le premier objectif de tous les parents. L'humanité de l'âge agraire n'y parvenait pas de manière fiable.

En 1500, il y avait environ trois fois plus de personnes qu'en l'an 1. Mais les avancées technologiques ont servi à compenser la diminution des ressources naturelles par habitant. L'histoire économique est restée un arrière-plan lent devant lequel se déroulait l'histoire culturelle, politique et sociale.

La situation a commencé à changer après 1500. Le rythme des inventions et de l'innovation s'est accéléré. Et puis, vers 1770, la situation a encore changé. En 1870, l'indice de la valeur de la connaissance était à 1, plus du double qu'en 1500. Il avait fallu 9500 ans pour passer de 0,04 à 0,43, et ensuite le doublement suivant a pris moins de 370 ans.

Mais est-ce que ça voulait dire une humanité plus riche en 1870? Pas beaucoup. Il y avait alors 1,3 milliard de personnes, 2,6 fois plus qu'en 1500. La taille des fermes était en moyenne deux fois moins grande qu'en 1500, ce qui annulait l'essentiel de l'amélioration technologique.

Vers 1870, on est entré dans une nouvelle ère. Pendant cette période, le "long vingtième siècle", il y a eu une explosion.

Les environ sept milliards de personnes en 2010 avaient un indice de la valeur de la connaissance de 21. La valeur de la connaissance sur la technologie et l'organisation avait augmenté de 2,1% par an. Depuis 1870, la capacité technologique et la richesse matérielle de l'humanité avaient explosé. En 2010, la famille humaine type n'avait plus comme problème le plus urgent d'acquérir assez de nourriture, d'abri et de vêtements pour l'année à venir.

D'un point de vue techno-économique, 1870-2010, c'était l'âge du laboratoire de recherche industrielle et de la corporation bureaucratique. C'était aussi l'âge de la mondialisation, du transport maritime et ferroviaire bon marché qui a détruit la distance comme facteur de coût, et des liens de communication qui nous ont permis de parler à travers le monde en temps réel.

Le laboratoire de recherche, la corporation et la mondialisation ont alimenté la vague de découverte, d'invention, d'innovation, de déploiement et d'intégration économique mondiale qui a tellement augmenté notre indice. En 1870, le salaire quotidien d'un ouvrier non qualifié à Londres lui permettait d'acheter environ 5000 calories de pain. Aujourd'hui, il lui permettrait d'acheter 2,4 millions de calories de blé, presque cinq cents fois plus qu'en 1870.

D'un point de vue biosociologique, ce progrès a fait que la femme type n'avait plus besoin de passer vingt ans à manger pour deux. En 2010, c'était plutôt quatre ans. Et c'est aussi pendant ce siècle qu'on a pu empêcher plus de la moitié de nos bébés de mourir et empêcher plus d'un dixième des mères de mourir en couches.

D'un point de vue politique, la création et la distribution de richesses ont entraîné quatre choses. 1870-2010, c'est le siècle où les États-Unis sont devenus une superpuissance. C'est la période où le monde est devenu composé de nations plutôt que d'empires. Le centre de gravité de l'économie est venu à consister en de grandes entreprises oligopolistiques. Enfin, ça a créé un monde où les ordres politiques seraient légitimés par des élections au suffrage universel, plutôt que par la richesse, la tradition, le charisme ou la connaissance d'une clé secrète de la destinée historique.

Beaucoup de choses que nos prédécesseurs auraient appelées "utopiques" ont été atteintes pas à pas, grâce aux améliorations économiques d'année en année.

Pourtant, en 1870, on ne prévoyait pas cette explosion. Entre 1770 et 1870, la capacité productive a commencé à dépasser la croissance de la population et la rareté des ressources. Vers la fin du dix-neuvième siècle, l'habitant d'une économie de premier plan avait peut-être deux fois la richesse matérielle et le niveau de vie de l'habitant type d'une économie préindustrielle.

Est-ce que c'était suffisant pour être un tournant?

Au début des années 1870, John Stuart Mill mettait la touche finale à son livre, "Principes d'économie politique". Mais il regardait le monde autour de lui et il le voyait encore pauvre et misérable. Loin d'alléger le travail quotidien de l'humanité, la technologie de l'époque avait simplement "permis à une population plus nombreuse de vivre la même vie de labeur et d'emprisonnement, et à un nombre accru de fabricants et autres de faire fortune".

Le mot "emprisonnement" est important.

Mill voyait un monde avec plus de riches et une classe moyenne plus importante. Mais il voyait aussi un monde de labeur, un monde où la plupart des gens étaient proches de la famine, un monde d'illettrisme. Le monde que Mill voyait, c'était un monde où l'humanité était emprisonnée. Et Mill ne voyait qu'une seule issue : si le gouvernement prenait le contrôle de la fécondité humaine et exigeait des licences de naissance, interdisant à ceux qui ne pouvaient pas subvenir aux besoins de leurs enfants de se reproduire, alors les inventions mécaniques accompliraient les "grands changements dans la destinée humaine".

Et il y avait d'autres personnes qui étaient encore plus pessimistes que Mill. En 1865, William Stanley Jevons prophétisait la ruine de l'économie britannique.

Avec autant de pessimisme, l'explosion à venir de la croissance économique était loin d'être prévue.

Karl Marx et Friedrich Engels avaient déjà vu la science et la technologie comme des forces prométhéennes qui permettraient à l'humanité de renverser ses vieux dieux et de se donner le pouvoir d'un dieu. La science, la technologie et les entrepreneurs avaient créé plus de forces productives massives que toutes les générations précédentes réunies.

La promesse de Marx et Engels, c'était l'utopie. Dans leurs descriptions de la vie après la révolution socialiste, chacun contribue "selon ses capacités" et chacun puise dans le stock commun et abondant "selon ses besoins".

L'amélioration économique compte.

Combien d'entre nous pourraient s'y retrouver dans une cuisine d'il y a un siècle? Avant l'électricité et la machine à laver automatique, faire la lessive était une tâche importante. Aujourd'hui, peu d'entre nous sommes des cueilleurs, des chasseurs ou des agriculteurs.

Au lieu de ça, on fait avancer la connaissance technologique et scientifique. On s'éduque les uns les autres. On prend soin les uns des autres. On s'amuse les uns les autres. On fournit d'autres services pour qu'on puisse tous profiter des avantages de la spécialisation.

Au cours du "long siècle", on a traversé un grand fossé entre ce qu'on faisait avant et ce qu'on fait maintenant. Ce n'est pas l'utopie.

L'historien Richard Easterlin nous aide à comprendre pourquoi. L'histoire des fins que les humains poursuivent montre qu'on est mal adaptés à l'utopie. Avec notre richesse croissante, ce qui était nécessaire devient insignifiant. Les commodités deviennent des nécessités. Les luxes deviennent des commodités. Et on crée de nouveaux luxes.

Easterlin se demandait pourquoi "les préoccupations matérielles sont aussi pressantes que jamais, et la poursuite des besoins matériels aussi intense". Il voyait l'humanité sur un tapis roulant hédoniste : "Génération après génération, pense qu'elle a besoin d'un autre dix ou vingt pour cent de revenus pour être parfaitement heureuse. En fin de compte, le triomphe de la croissance économique n'est pas un triomphe de l'humanité sur les besoins matériels; c'est plutôt le triomphe des besoins matériels sur l'humanité". On n'utilise pas notre richesse pour maîtriser nos besoins. Nos besoins utilisent notre richesse pour continuer à nous maîtriser. Et ce tapis roulant hédoniste est une des raisons pour lesquelles on a traîné des pieds vers l'utopie.

Il ne faut pas traîner des pieds vers la pauvreté.

Ce que je vais vous raconter, c'est une grande histoire. Je vais résumer des livres entiers. Pour parler des grands thèmes, je vais simplifier. Les détails, les zones d'ombre, les controverses, les incertitudes historiques, ils vont en souffrir, mais c'est pour un but. On n'a pas vu le "long vingtième siècle" comme quelque chose de surtout économique. Il faut tirer les leçons.

Le point de départ, c'est en 1870. L'humanité était ensorcelée, donc la technologie ne signifiait pas un niveau de vie plus élevé, mais plutôt plus de gens et plus de rareté des ressources. L'humanité était sous le charme d'un diable, le diable de Thomas Robert Malthus.

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