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Alors, euh... on va parler d'un truc un peu... déstabilisant, hein ? C'est l'idée que, finalement, tout n'arrive pas pour une raison. Oui, oui, je sais, c'est ce qu'on entend toujours, "tout arrive pour une raison", mais... et si c'était faux ?
Imaginez un peu, Darwin, là, à la fin de "L'Origine des Espèces", il s'émerveille devant cette explosion de vie, hein, les orchidées, les pieuvres, les magnolias... Des trucs incroyables. Mais il faut se dire qu'au début, c'était hyper simple, juste des organismes unicellulaires. Pour arriver à toute cette diversité, il a fallu un sacré coup de bol, un truc qui arrive une fois tous les deux milliards d'années.
Pensez-y, il y a deux milliards d'années, toutes les cellules étaient des espèces de... bactéries, quoi. Et puis, un jour, une bactérie a, euh... "rencontré", si on peut dire ça, une autre cellule, et elle s'est retrouvée à l'intérieur. Cette bactérie, elle est devenue ce qu'on appelle une mitochondrie, la centrale énergétique de nos cellules. Et là, tout a changé ! Toutes les espèces complexes, les arbres, les humains, tout, dépend de cette fusion microscopique. C'est quand même dingue, non ? Que toute notre histoire remonte à un accident... microscopique. Un truc qui s'est produit une seule fois...
Et quand on regarde l'histoire de notre espèce, on trouve plein d'histoires comme ça. On se rend compte que notre existence, la façon dont on vit, c'est un peu... accidentel, quoi. Des scientifiques ont même découvert que le fait qu'on ne ponde pas d'œufs viendrait d'une infection virale chez une sorte de musaraigne, il y a cent millions d'années. C'est ça qui aurait conduit à l'évolution du placenta et, finalement, à la naissance des bébés. Alors, vous voyez, nos vies, elles ont plein d'auteurs, humains ou pas, dans une collaboration qui remonte loin, très loin dans le passé.
Bon, tout ça, c'est l'évolution, hein ? Mais même dans nos vies de tous les jours, il y a plein de choses qui sont transformées par... l'aléatoire, quoi. Parce que tout est lié, hein ? Changer un truc, ça change tout. Des petits ajustements, apparemment insignifiants, peuvent avoir des conséquences bizarres, inattendues.
Moi, par exemple, pour mes recherches, je vais régulièrement à Madagascar depuis... euh... 2011. Et il y a quelques années, j'ai remarqué un nouveau truc à manger sur les étals au bord de la route: des marmorkrebs, des écrevisses marbrées. Elles sont arrivées il y a une quinzaine d'années, mais en dix ans, elles ont envahi l'île. Y en a partout ! Mais... d'où elles viennent, en fait ?
Les scientifiques ne sont pas sûrs à cent pour cent, mais l'hypothèse principale, c'est que cette nouvelle espèce est apparue... dans un aquarium, dans une animalerie allemande, en 1995. Une femelle écrevisse a subi une mutation bizarre. Au lieu d'avoir deux jeux de chromosomes, elle en avait trois. Et elle n'avait plus besoin de mâle pour tomber enceinte. Elle pouvait se cloner toute seule, en pondant des œufs identiques à elle. Du coup, toutes les marmorkrebs sont des femelles, des copies de la maman mutante. Et comme elle peut se reproduire toute seule, il suffit d'une seule marmorkreb pour provoquer une explosion démographique. C'est ce qui s'est passé à Madagascar.
Alors, c'est une espèce envahissante, les marmorkrebs. Elles adorent dévorer les rizières. Mais, en même temps, elles ont apporté des avantages inattendus. Une grande partie de la population de Madagascar est mal nourrie, manque de protéines. Et les écrevisses, il y en a plein, c'est pas cher, et c'est bon pour la santé. Et puis, il paraît que les marmorkrebs mangent les escargots d'eau douce qui transmettent la schistosomiase, une maladie parasitaire qui touche des millions de personnes sur l'île. Bon, les récoltes de riz ont été ravagées, mais trente millions de personnes ont de quoi se nourrir, et des millions d'enfants risquent moins de mourir à cause des parasites. Tout ça... à cause d'une mutation génétique chez une écrevisse dans une animalerie allemande. Incroyable, non ?
Et ça devient encore plus bizarre. Des chercheurs ont pris deux marmorkrebs génétiquement identiques, et ils les ont mises dans des environnements contrôlés, identiques. Et... surprise! Leurs descendants étaient complètement différents! Une écrevisse a grandi vingt fois plus que l'autre. Leurs organes étaient différents. Leur comportement était différent. Une est morte au bout de 437 jours, l'autre a vécu deux fois plus longtemps. Rien de génétique, rien dans l'environnement n'explique ces différences. Alors... d'où ça vient? Personne ne sait. Peut-être l'épigénétique... Mais les scientifiques sont perplexes.
Les fluctuations aléatoires, ça peut se propager dans le temps et dans l'espace, et ça peut provoquer des opportunités, des catastrophes, ou les deux! Des millions de vies à Madagascar ont été changées par une mutation chez une écrevisse allemande, il y a longtemps. Il n'y avait pas de plan derrière tout ça. C'est juste un accident. Et les effets de cet accident ont été amplifiés parce que tout est lié.
Alors, face à cette imprévisibilité, on se dit... bon, bah... on fait avec, quoi ! Comme disait un biologiste écossais, D'Arcy Thompson: "Tout est ce que c'est parce que c'est devenu comme ça."
Mais on nous dit toujours, "tout arrive pour une raison". Et ça, ça nous pousse à faire des erreurs de raisonnement. On essaie de voir un ordre là où il n'y en a pas. Par exemple, on pense souvent que les gens très riches sont forcément plus intelligents, plus talentueux. Mais... pas forcément, quoi!
La plupart des qualités humaines, l'intelligence, les compétences, le travail... ça se répartit normalement. Par contre, la richesse, non. Y a une petite poignée de gens qui contrôlent une grande partie de la richesse mondiale. Alors, quelqu'un qui est un tout petit peu plus intelligent que vous peut devenir un million de fois plus riche, et pas juste un peu plus riche. C'est ce qu'on appelle les "queues de distribution épaisses", les "fat tails", comme dit Nassim Nicholas Taleb dans "Le Cygne Noir".
Alors, vous me direz... peut-être que cette richesse extrême est due au talent, hein? Mais une étude a montré que non, c'est surtout la chance. Des physiciens et un économiste ont créé une société virtuelle avec une répartition réaliste du talent. Le talent comptait, mais la chance aussi. Et ils ont refait la simulation plein de fois. Et, à chaque fois, la personne la plus riche n'était pas la plus talentueuse. C'était quelqu'un de... moyen.
Pourquoi? Parce que dans un monde de huit milliards de personnes, la plupart se situent au niveau moyen du talent. Et la chance, c'est comme un éclair: ça frappe au hasard. Donc, c'est plus probable que ça frappe quelqu'un de moyen, vu qu'il y en a beaucoup plus, que ça frappe un génie.
Alors, oui, certains milliardaires sont peut-être talentueux. Mais ils ont tous eu de la chance. Et la chance, c'est... l'aléatoire, quoi ! On a tendance à inventer des raisons après coup, quand on voit quelqu'un réussir. On dit que les milliardaires sont forcément talentueux. Mais c'est faux.
Si la chance joue un rôle aussi important dans la réussite, ça devrait changer notre façon de voir la fortune et le malheur. Si vous croyez que vous vivez dans un monde où la réussite est réservée aux plus talentueux, vous allez vous attribuer tout le mérite de vos succès et vous blâmer pour tous vos échecs. Mais si vous acceptez que l'aléatoire et les accidents jouent un rôle important, ça change tout. Quand vous perdez à la roulette, vous ne vous dites pas que vous êtes un incapable. Vous acceptez le résultat et vous passez à autre chose. Comprendre que des résultats aléatoires peuvent émerger d'un monde complexe, ça donne du pouvoir, ça libère. On devrait tous se féliciter un peu moins de nos succès et se blâmer un peu moins de nos échecs.
On a tendance à inventer des explications quand il nous arrive des malheurs. On a du mal à accepter que ce soit juste... le hasard qui fait qu'on a le cancer ou qu'on a un accident de voiture. On a besoin de trouver une raison, d'un sens à nos souffrances. Mais parfois, il n'y en a pas. C'est juste un accident, un truc qui arrive. C'est pas facile à accepter, hein, mais c'est comme ça. "Tout arrive pour une raison", c'est un truc qu'on dit souvent quand on perd son travail, quand on se fait larguer, quand on perd quelqu'un. Ça nous aide à donner un sens à l'absurde, mais ce n'est pas vrai. C'est une fiction rassurante. Des choses arrivent, tout simplement. C'est la conséquence d'un monde interconnecté et chaotique.
Inversement, on accepte plus facilement l'aléatoire quand il nous arrive quelque chose de bien. Quand on gagne au loto, par exemple. On est comme un chien à sa fête d'anniversaire: on ne comprend pas pourquoi il y a plein de bonnes choses, mais on est content, et on en profite.
Par contre, quand on essaie d'expliquer quelque chose d'important, l'aléatoire disparaît. Quand on cherche à comprendre les différences entre les humains, par exemple, on se dit toujours que c'est à cause de la nature (les gènes) et de l'environnement (l'éducation, les expériences). Mais on oublie une troisième possibilité: et si c'était juste... accidentel?
Les généticiens estiment que la moitié des différences entre nous sont dues à notre ADN. L'autre moitié, c'est... une sorte de "matière noire développementale", des détails inexplicables. Un généticien, Damien Morris, dit que nos vies peuvent être soumises à des hasards. Il raconte l'histoire de jumeaux dans une classe. "L'un regarde par la fenêtre et est distrait par un oiseau, tandis que l'autre est captivé par l'explication d'un poème par le professeur, et ça crée une passion pour la poésie." Plus tard, ils vont choisir des études et des carrières différentes, à cause de cet oiseau.
Et ça se vérifie scientifiquement. Il semblerait que des fluctuations aléatoires commencent pendant le développement du cerveau, avant la naissance, et que ces petits changements aient un impact important sur nos vies. Des chercheurs ont comparé le comportement de mouches génétiquement identiques, élevées dans le même environnement. Et ils ont quand même constaté des différences inexplicables. Ces différences seraient dues à de petites variations aléatoires dans le câblage de leur cerveau, des fluctuations pendant le développement qui laisseraient une empreinte à vie. Nos cerveaux ont une architecture similaire à celles des mouches, donc... il y a des chances que notre câblage suive aussi des variations aléatoires, avant même notre naissance. On a beau faire comme si, on est parfois les marionnettes de l'accidentel.
Beaucoup de gens n'aiment pas cette idée. Ils disent que c'est bon pour les philosophes, mais que ce n'est que du "bruit". Que ces fluctuations aléatoires finissent par s'estomper. Que les choses changent selon des schémas structurés, ordonnés. Alors, on va répondre à cette question une fois pour toutes: notre monde est-il contingent ou convergent? Est-ce que tout arrive pour une raison, ou est-ce que les choses arrivent, tout simplement?
Dans la mythologie hindoue, chinoise, et dans certaines histoires amérindiennes, la Terre serait portée par une tortue géante. Et si on demande sur quoi repose cette tortue, on nous dit qu'elle repose sur une autre tortue. Et ainsi de suite, à l'infini.
C'est ça, la contingence. Dans un monde contingent, vous êtes le résultat d'un réseau d'événements presque infini, agencés de façon précise pour que vous existiez. Changez un fil, même minuscule, et vous disparaissez. Tout aurait pu être différent. La contingence à tous les niveaux.
Il y a plein de livres qui imaginent des "si" de l'histoire humaine. Mais le problème, c'est qu'on n'a qu'une seule Terre. On ne peut pas tester des hypothèses sur d'autres mondes possibles. On ne peut pas rembobiner le temps et refaire les événements avec de petites modifications pour voir ce qui se passerait. On est obligé de spéculer.
En 1998, il y a eu un film, "Pile et Face" ("Sliding Doors"), qui imagine qu'on peut voir d'autres mondes possibles. Le film commence avec Helen, jouée par Gwyneth Paltrow, qui court pour prendre le métro à Londres. Elle descend les escaliers, mais elle est bloquée par une petite fille. Ça lui coûte une fraction de seconde. Elle arrive au métro, mais les portes se ferment. Elle reste sur le quai. Et là, le film rembobine de quelques secondes et recommence. Tout est pareil, sauf que cette fois, la mère de la petite fille la tire de son chemin. Du coup, Helen arrive à monter dans le métro juste avant que les portes ne se referment. Le film suit la vie d'Helen dans les deux mondes, celui où elle a pris le métro et celui où elle l'a raté. Sa vie diverge radicalement. C'est comme ça que fonctionnent nos vies, mais on n'y pense presque jamais, peut-être parce que c'est angoissant de se dire que chaque instant compte.
L'étude de la biologie évolutive ressemble à ça. Est-ce que les espèces apparaissent et disparaissent selon des schémas prévisibles? Ou est-ce que des changements et des accidents insignifiants modifient les trajectoires et donnent naissance à de nouvelles espèces? La biologie évolutive est une science historique qui nous permet de réfléchir au changement. On peut utiliser les leçons tirées d'autres espèces pour comprendre comment nos vies et nos sociétés évoluent.
L'idée principale de Darwin, c'est que le monde naturel crée des "pressions de sélection" qui déterminent qui survit et qui meurt. Par exemple, si des oiseaux avec de larges becs vivent sur une falaise où la nourriture se trouve dans des fissures étroites, ils ont plus de chances de mourir que ceux qui ont des becs étroits. Au fil du temps, les becs étroits sont "sélectionnés" parce que les oiseaux qui les ont ont plus de chances de survivre et de se reproduire. La nature s'adapte aux problèmes.
Mais pour que l'évolution ait un sens, il faut que la Terre soit vieille, pour laisser aux espèces le temps d'expérimenter et de s'adapter. Pendant des siècles, on a pensé que la Terre n'avait que 5850 ans. (Au 17e siècle, un évêque a même calculé que la Terre avait été créée le 22 octobre 4004 avant Jésus-Christ, vers 18h.) C'était pas assez de temps pour que l'évolution fasse son travail. Quand les géologues ont découvert que la Terre était beaucoup plus ancienne qu'on ne le pensait, la théorie de l'évolution est devenue plausible.
Darwin ne comprenait pas le mécanisme de l'évolution: comment une recette chimique microscopique produit des variations au sein des espèces. Après sa mort, le domaine de la biologie évolutive a été façonné par une idée appelée la "synthèse moderne". Les organismes mutent, des variations aléatoires s'accumulent, et ça crée les bases génétiques d'une approche essai-erreur pour résoudre les problèmes. Ces mutations peuvent créer différents types de becs, certains longs et étroits, d'autres courts et larges. Ensuite, la sélection naturelle fait son travail. Les organismes avec les caractéristiques les plus utiles survivent et transmettent leurs gènes à la génération suivante, tandis que les organismes avec les caractéristiques les moins utiles meurent avant de pouvoir se reproduire.
Les survivants déterminent l'avenir. Impitoyable, mais efficace.
Mais les biologistes sont divisés. Il y a ceux qui pensent que l'évolution est un processus lent et prévisible, qui converge vers un résultat inévitable, et ceux qui pensent que c'est un processus chaotique et imprévisible, défini par la contingence. Les scientifiques ont de l'humour à ce sujet. Ceux qui pensent que l'évolution est lente et régulière sont parfois appelés les "évolutionnaires à petits pas" ("evolution by creeps"). Ceux qui pensent que l'évolution est stable jusqu'à ce qu'un changement soudain change tout sont appelés les "évolutionnaires à secousses" ("evolution by jerks").
Ces débats sont importants. Si le monde est surtout convergent, alors ce n'est pas grave si vous vous levez cinq minutes plus tard que prévu. Mais si le monde peut être détourné par de petits événements contingents, alors chaque fois que vous appuyez sur le bouton "snooze", ça peut tout changer.
Le monde naturel nous donne des exemples des deux points de vue. Du côté de la contingence, il y a des créatures comme l'ornithorynque. C'est une espèce unique, selon un biologiste, Jonathan Losos. L'ornithorynque est un mammifère venimeux qui pond des œufs, avec un bec de canard, une queue de castor et des pieds de loutre. Il transpire du lait par les pores de son ventre pour nourrir ses petits. C'est tellement bizarre que quand le premier spécimen a été envoyé en Angleterre en 1799, un anatomiste a dit que ça ressemblait à une préparation artificielle, avec des morceaux d'animaux cousus ensemble.
Et puis, du côté de la convergence, il y a les crabes. Les crabes royaux, les crabes porcelaine et les bernard-l'hermite ne sont pas de vrais crabes. Ce sont des crustacés différents. Mais l'évolution a transformé des animaux en crabes au moins cinq fois. C'est tellement courant qu'il y a même un terme pour ça: la "carcinisation", qui veut dire "transformer quelque chose en crabe".
Notre monde oscille entre la contingence et la convergence, donnant l'illusion d'une structure et d'un ordre, jusqu'à ce qu'un petit ajustement change tout. Avec le séquençage de l'ADN, un biologiste, Mark Pagel, a découvert qu'un événement unique était à l'origine de 78% des nouvelles espèces. La nature fait une erreur aléatoire, une déviation contingente, et hop, on a un nouveau type de coléoptère.
Mais... pourquoi c'est important pour nous?
Notre compréhension de l'histoire humaine est un combat entre la contingence et la convergence. Est-ce que des tendances stables à long terme sont à l'origine du changement? Ou est-ce que l'histoire repose sur des détails minuscules? On ne peut que spéculer, parce qu'on ne peut pas tester le passé.
Mais... et si on pouvait créer plusieurs mondes? Et si on pouvait contrôler ce qui se passe à l'intérieur, et aussi contrôler le temps? Imaginez qu'on puisse appuyer sur pause, rembobiner, rejouer des moments clés. On pourrait enfin comprendre comment le changement se produit, et si la contingence ou la convergence règne en maître.
Il y a quelques années, un scientifique, Richard Lenski, a réalisé que c'était possible, sans science-fiction. En 1988, il a lancé une des expériences les plus longues et les plus importantes de l'histoire scientifique.
L'expérience de Lenski est simple. On prend douze flacons identiques, on met douze souches de bactéries E. coli identiques, on leur donne le même bouillon de glucose, et on les laisse évoluer. Les bactéries E. coli se reproduisent vite. Chaque jour, il y a 6,64 générations. Chez les humains, une génération dure 26,9 ans. Donc, un jour dans le monde de ces bactéries, c'est comme 178 ans chez les humains. Depuis 1988, Lenski a observé l'évolution pendant 70 000 générations de bactéries, soit l'équivalent de 1,9 million d'années de changement chez les humains.
J'ai visité son laboratoire pour voir ces univers contrôlés. Le laboratoire de Lenski est banal. Il y a des béchers, des éprouvettes, des boîtes de Pétri, des produits chimiques. Près de la porte, il y a un incubateur, réglé à 37°C, comme la température du corps humain. Il y a un poster de Darwin, un tableau d'une créature fantastique, et une bannière avec une phrase qui inverse la devise américaine: "ex una plures", "d'un, plusieurs".
Lenski nourrit les bactéries avec du glucose et du citrate. Les bactéries nagent dans le citrate, mais ne peuvent manger que du glucose. Elles se subdivisent en deux cellules presque identiques. Les variations viennent donc des mutations, des petites erreurs dans l'ADN. L'intérêt de l'expérience, c'est que douze populations différentes évoluent dans des conditions identiques, à partir d'un ancêtre commun. L'expérience a éliminé le sexe, les changements environnementaux et les prédateurs. Lenski peut tester si la contingence ou la convergence règne. Si le changement est dû à la convergence, les douze flacons ne devraient avoir que des variations mineures. Mais si la contingence domine, les douze populations devraient finir par diverger de façon importante, à cause des hasards.
Lenski a aussi une machine à remonter le temps. Les bactéries E. coli peuvent être congelées sans être tuées. Pour les faire revivre, il suffit de les décongeler. Lenski a congelé les douze lignées de bactéries tous les 500 générations. Il peut rejouer n'importe quelle partie de l'expérience à partir de n'importe quel moment. Il contrôle le temps.
Pendant plus de dix ans, l'expérience a semblé confirmer l'hypothèse de la convergence évolutive. Les douze cultures étaient différentes, mais elles changeaient de façon similaire. Elles devenaient de plus en plus aptes à manger du glucose. Il y avait un ordre. Les mutations spécifiques ne semblaient pas importantes. Elles suivaient toutes le même chemin, vers la même destination. Les "évolutionnaires à petits pas" avaient raison.
Et puis, un jour de janvier 2003, un chercheur, Tim Cooper, a remarqué quelque chose d'étrange. Onze populations étaient normales, mais la douzième était très différente. Elle était opaque. Il a appelé Lenski.
Lenski a pensé que c'était une erreur. Il a décidé de recommencer avec la dernière souche congelée. Quelques semaines plus tard, le même flacon est redevenu opaque. Les scientifiques ont séquencé l'ADN des bactéries et ont découvert que les bactéries avaient évolué pour pouvoir manger le citrate. Au 20e siècle, il n'y avait eu qu'un seul cas de bactérie E. coli capable de digérer le citrate.
Pour digérer le citrate, cette lignée de bactéries avait subi au moins quatre mutations sans intérêt apparent. Mais si ces quatre erreurs ne s'étaient pas produites, la cinquième mutation, celle qui leur a donné la capacité de manger du citrate, n'aurait pas été possible. Cinq mutations contingentes se sont empilées. C'était improbable. La contingence à tous les niveaux.
Pour savoir à quel point c'était contingent, un chercheur a passé des années à étudier cette population. Il a décongelé des échantillons de la lignée mutante à différents moments, pour voir si la capacité de manger du citrate réapparaîtrait. Après avoir analysé 40 000 milliards de cellules, il n'a reproduit la mutation que dix-sept fois. Et s'il remontait assez loin dans l'histoire des bactéries, la mutation ne réapparaissait jamais. C'était de la contingence pure. À ce jour, après 70 000 générations, seule une lignée sur douze a développé la capacité de digérer le citrate. Pour une lignée de bactéries, un petit changement a tout changé, à cause d'une mutation aléatoire, rendue possible par quatre accidents. Les onze autres univers bactériens sont coincés avec le glucose.
Cette expérience fournit une façon de réfléchir aux tournants de l'histoire humaine. Par exemple, beaucoup d'historiens disent que le débarquement en Normandie a été la clé de la victoire des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale. Si on pouvait tester cette affirmation, on suivrait le même protocole que Lenski. Imaginez qu'on ait mille Terres identiques et qu'on puisse les mettre en pause à différents moments de la guerre. Si la victoire des Alliés devenait plus probable après le débarquement, on pourrait conclure que le débarquement a été le tournant. Mais si les Alliés gagnaient 75% du temps, même si on décongelait le monde en juin 1942, il serait clair que le débarquement n'avait pas tant d'importance.
Malheureusement, on n'a qu'une seule Terre, on ne peut pas rembobiner le temps, et ces expériences restent possibles seulement avec des microbes dans un laboratoire. Mais il semblerait que Lenski ait résolu le débat sur la contingence et la convergence: le monde nous paraît convergent, jusqu'à ce qu'on réalise qu'il ne l'est pas.
On ne voit pas les tournants avant qu'ils ne se produisent. On suit des routines, les jours se suivent et se ressemblent, et les petits changements ne semblent pas importants. Mais de temps en temps, nos vies et nos sociétés changent radicalement, à cause d'événements contingents. Parfois, ce sont des petits changements qui s'accumulent jusqu'à ce qu'ils atteignent un point de bascule. D'autres fois, des trajectoires indépendantes s'interconnectent. Imaginez une mouche qui vole pendant des heures, jusqu'à ce qu'elle percute l'œil d'un motard, qui fait une embardée et meurt. La trajectoire de cette mouche a été déterminante pour la vie du motard, mais il ne s'en est pas rendu compte.
On ne se rend pas compte comment de petits changements contingents changent nos vies et nos sociétés. Certains sont des accidents aléatoires, comme des mutations dans l'ADN. D'autres sont des décisions délibérées, mais mineures. On se dit qu'on contrôle nos vies. Mais tout change constamment. On vit dans un monde défini par ce qu'on pourrait appeler la "convergence contingente". Il y a un ordre, une structure, mais les petits détails comptent. Chaque instant compte.
Si la convergence contingente règne, alors pourquoi on se concentre tellement sur la convergence et si peu sur la contingence? Et pourquoi on ignore si souvent l'aléatoire quand on explique les choses? La réponse, c'est que notre cerveau a évolué pour nous mentir.