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Calculating...

Alors, euh... on va parler d'un truc vachement intéressant, c'est comment notre cerveau, eh bien, il déforme un peu la réalité, quoi. Pourquoi cette... cette tromperie est utile, hein, dans un esprit qui est conçu pour comprendre des schémas simples de cause à effet.

Imaginez, tiens, deux créatures, euh... on pourrait les appeler, je sais pas, la Créature de la Vérité et la Créature des Raccourcis, hein. La Créature de la Vérité, elle voit tout exactement comme c'est, hein, capable de percevoir visuellement chaque molécule d'oxygène, chaque rayon ultraviolet, chaque atome dans chaque bactérie sous chaque ongle de pied. Tout, quoi, chaque fragment d'information visuelle possible est perçu et traité par son cerveau. Rien ne lui échappe.

Par contre, la Créature des Raccourcis, elle, elle voit pas tout ce détail, hein, elle perçoit et traite seulement ce qui lui est le plus utile. Tout le reste, soit elle l'ignore, soit c'est invisible pour elle. Du coup, elle ne sent pas la plupart de la réalité.

Alors, laquelle vous préféreriez être, hein ?

On est tenté de prendre le parti de la vérité, évidemment. Mais ça serait une erreur fatale, en fait. Les Créatures des Raccourcis, elles gagnent toujours. Heureusement, c'est exactement ce que nous sommes, euh... une espèce qui a évolué pour percevoir la réalité sous une forme simplifiée, hein, pour qu'on puisse la comprendre et survivre. Cette idée a été validée par un truc qui s'appelle le théorème "Fitness Beats Truth", un truc proposé et testé par des mathématiciens et des scientifiques cognitifs, popularisé par Donald Hoffman de l'Université de Californie à Irvine. Ce qu'ils ont découvert, ça inverse nos idées reçues sur la façon dont le monde fonctionne.

La plupart d'entre nous, on suppose que la vérité, par définition, c'est utile. Mais si on y réfléchit un peu plus attentivement, on se rend compte que c'est pas le cas. On ne voit pas la réalité, en fait, mais plutôt une "image manifeste" de celle-ci, une illusion utile qui nous aide à naviguer dans le monde. Hoffman, il utilise la métaphore d'un ordinateur pour expliquer ça. Les opérations mécaniques "vraies" d'un ordinateur, elles sont indéchiffrables pour les non-spécialistes. La plupart d'entre nous, on n'arriverait même pas à expliquer ce qui se passe au niveau physique quand on double-clique sur une icône, quand on tape sur notre clavier, ou quand on supprime un fichier. Heureusement pour nous, les "magiciens" de la technologie ont développé une illusion complètement inexacte, mais utile, de la façon dont un ordinateur fonctionne, qu'on peut comprendre. On appelle ça "le bureau", et on peut déplacer un curseur de dessin animé dessus. Mais il n'y a pas de bureau ni de curseur à l'intérieur de la machine qu'on utilise. À la place, c'est juste un tas de silicium, de plastique et de cuivre qui effectue des calculs binaires. Si on voyait les ordinateurs comme ça quand on écrit un e-mail, on n'arriverait jamais à rien, hein, embourbés dans la vérité, perdus dans la réalité. L'informatique est devenue beaucoup plus utile pour nous, justement, parce qu'elle a été transformée en une illusion de raccourci, d'un faux espace visuel, avec des fichiers, des curseurs et des icônes.

Et puis, un truc encore plus intéressant, c'est que nos perceptions de la réalité, elles sont le résultat contingent de l'évolution par la sélection naturelle. Le long de la ligne de l'évolution, nos ancêtres ont été confrontés à un chemin qui se séparait en deux. Un chemin menait à la vérité, l'autre à l'utilité. On peut être soit la Créature de la Vérité, soit la Créature des Raccourcis, mais pas les deux. Pour l'évolution, ce qui compte le plus, c'est le succès de la reproduction. Et comme le prouve le théorème "Fitness Beats Truth", quand la vérité et l'utilité sont en conflit, la stratégie des raccourcis finit toujours par l'emporter sur la stratégie de la vérité. Le psychologue cognitif Steven Pinker l'a dit comme ça : "Nous sommes des organismes, pas des anges, et nos esprits sont des organes, pas des conduits vers la vérité. Nos esprits ont évolué par la sélection naturelle pour résoudre des problèmes qui étaient des questions de vie ou de mort pour nos ancêtres, pas pour communier avec la correction." Nos perceptions ont été forgées pendant des millions d'années, affinées pour nous aider à survivre, rien de plus, rien de moins.

Et puis, euh... les neurosciences, elles accumulent des preuves qu'un des mécanismes par lesquels on s'améliore dans la navigation du monde, c'est grâce à un truc qu'on appelle "l'élagage synaptique". Les cerveaux des nouveau-nés, ils sont remplis de 100 milliards de neurones. Mais vous, moi, malheureusement, on en a plus que 86 milliards, à peu près. Les tout-petits, ils ont une densité synaptique dans leur cortex cérébral qui est supérieure d'environ 50 % à ce qu'on a, nous. La bonne nouvelle, c'est que l'évolution, avec l'élagage synaptique, elle a trouvé une astuce plutôt bonne pour nous aider à donner un sens au monde. Comme l'explique Alison Barth, une neuroscientifique de l'Université Carnegie Mellon, "Les réseaux qui sont construits par la surabondance, puis l'élagage, sont beaucoup plus robustes et efficaces." Nos cerveaux, ils utilisent un processus de sélection pour nous aider à conserver les connexions qui nous sont les plus utiles, en calibrant nos esprits pour qu'ils correspondent au monde dans lequel on vit.

Et euh... c'est pareil pour nos sens, hein, même si on ne s'arrête jamais pour considérer que la façon dont on voit le monde, c'est pas la vérité absolue, mais plutôt filtrée à travers des sens qui ont évolué. On est incapable de percevoir plein de choses de la réalité parce qu'on n'a pas les organes pour les sentir, euh... tout, de la lumière ultraviolette et infrarouge aux atomes, aux quarks et aux amibes. Ce que vous voyez, c'est pas ce qu'il y a. Mais même pour les informations qu'on peut percevoir et traiter, on en ignore automatiquement la plupart. Nos cerveaux, ils les filtrent.

Se promener dans le monde, c'est une explosion d'informations. On ne pourrait pas faire attention à tout. Si on le faisait, ça nous submergerait, ça nous aveuglerait sur ce qui est important. Pour faire face à ça, notre cerveau a un laser qui se concentre sur la détection des schémas utiles et des anomalies potentiellement menaçantes, tout en rejetant ce qui est moins utile. Comme l'a observé le philosophe Ludwig Wittgenstein, "Nous voyons l'émotion.... Nous ne voyons pas les contorsions faciales et nous en déduisons qu'il ressent de la joie, du chagrin, de l'ennui. Nous décrivons immédiatement un visage comme triste, rayonnant, ennuyé, même quand nous sommes incapables de donner une autre description des traits." Ce sont là les avantages de la Créature des Raccourcis.

Pour survivre, on se débarrasse des détails inutiles. Vous me croyez pas ? Essayez de dessiner, le plus précisément possible, quelque chose que vous avez vu des milliers de fois, comme un billet de cinq euros, juste de mémoire. Je vous assure, ça va pas bien se passer. Notre cerveau, il traite automatiquement la réalité et il retient peu pour le rappeler plus tard. On perçoit et on préserve juste une petite tranche utile.

La façon basique dont on vit la réalité, c'est en partie dérivée d'accidents évolutifs arbitraires. Prenez ça : notre vision, la fenêtre à travers laquelle on voit le monde, elle pourrait être extrêmement différente, sans quelques changements hasardeux. Est-ce que les guerres se seraient déroulées de la même manière si on avait l'acuité visuelle des aigles, capables de repérer un soldat ennemi à trois kilomètres de distance ? Comment l'histoire aurait-elle divergé si on ne pouvait voir qu'en noir et blanc ?

C'est pas des expériences de pensée farfelues. Notre perception de la réalité, c'est juste une façon possible de voir le monde. Avec trois types de photorécepteurs dans nos yeux (rouge, vert et bleu), on est connus comme des trichromates. La plupart des mammifères, y compris nos chiens de compagnie, n'ont que des récepteurs bleus et verts, donc ils sont dichromates, avec une vision des couleurs similaire aux humains qui sont daltoniens rouge-vert. Les dauphins et les baleines sont monochromates et ne peuvent voir qu'en noir et blanc. La plupart des oiseaux, des poissons et de certains insectes et reptiles (y compris les dinosaures), sont tétrachromates parce qu'ils peuvent aussi voir la lumière ultraviolette. Les singes du Nouveau Monde, comme les atèles, sont encore plus bizarres. En général, les femelles sont trichromates, alors que les mâles sont dichromates. Un monde étrange ce serait si les hommes et les femmes percevaient des couleurs différentes.

À cause de la nature des gènes qui produisent nos yeux, il est théoriquement possible pour les humains de naître avec quatre, plutôt que trois, cellules coniques de couleur fonctionnelles dans leurs yeux, des humains tétrachromates. Pendant une grande partie de sa carrière, la Dre Gabriele Jordan de l'Université de Newcastle en a cherché un. Après plusieurs faux positifs, Jordan a finalement trouvé un cas authentique. La femme, qui voulait éviter que les journalistes et les podcasteurs ne débarquent régulièrement dans sa vie, est médecin dans le nord de l'Angleterre, connue de la science sous le nom de cDa29. On voit la vie dans la riche panoplie d'environ un million de couleurs différentes. Pour cDa29, ce chiffre est de 100 millions, une splendeur que le reste d'entre nous ne peut qu'imaginer.

On aime penser que tout arrive pas seulement pour une raison, mais pour de bonnes raisons. Mais la vérité, c'est que, sans quelques petits changements, on aurait tous pu finir par percevoir le monde avec des yeux comme ceux de cDa29, ou comme des baleines coincées en noir et blanc, ou peut-être même comme une crevette-mante paon, qui a pas moins de douze photorécepteurs coniques de couleur. Si on avait fait ça, tout dans l'histoire humaine aurait été modifié. Les histoires contrefactuelles imaginent souvent des "si" contraints, en imaginant un monde identique au nôtre dans lequel un choix ou un résultat crucial a pris une autre direction. Et si Hitler avait fait une école d'art ou si Abraham Lincoln avait survécu ? Mais pensez à l'histoire contrefactuelle qui émergerait si tous les humains, pendant des centaines de milliers d'années, percevaient la réalité différemment. Nos sens sont une variable cruciale, mais cachée, de notre espèce. Comme pour beaucoup de choses dans la vie, avec quelques petites modifications, il aurait pu en être autrement.

Nos sens, ils ont émergé pas au hasard, mais comme le résultat contingent et accidentel d'une histoire évolutive complexe. Alors, pourquoi les humains ont-ils trois cônes de couleur (rouge, vert, bleu) au lieu de deux ? Il y a des millions d'années, les primates se sont divisés en deux groupes. Les chercheurs ont remarqué une corrélation intrigante qui divisait les deux groupes : les primates qui vivaient dans des régions où poussaient beaucoup de figues rougeâtres parmi des palmiers vert vif ont évolué pour détecter le rouge sur un fond vert, ce qui les a aidés à survivre. Les primates qui vivaient dans des régions sans figues ne l'ont pas fait et sont restés daltoniens rouge-vert. On est les descendants des primates des figues. Les scientifiques ont peut-être proposé une "raison" plausible au sens formel du terme : les humains ont trois photorécepteurs dans nos yeux parce qu'on descend d'ancêtres qui ont évolué pour mieux voir les figues que les espèces rivales. Mais à quel point c'est arbitraire ? La réponse à l'un des grands mystères de la vie est... les figues ?

Un autre truc de la Créature des Raccourcis, c'est que les cerveaux humains sont des machines à détecter des schémas. Depuis le début, les anciens ont relié les points dans le ciel pour former des constellations, avec des histoires et des contes de bravoure céleste. De nos jours, beaucoup de neuroscientifiques considèrent notre "traitement supérieur des schémas" comme la caractéristique qui nous rend fondamentalement humains, donnant naissance à une intelligence, une imagination et une invention exceptionnelles. On a l'architecture neurologique pour catégoriser, pour déduire les causes et les effets, et pour repérer des schémas dans un monde qui est exceptionnellement complexe.

Mais nos cerveaux ont aussi évolué pour être allergiques au hasard et au chaos, en détectant à tort des schémas et en proposant de fausses raisons pour lesquelles les choses arrivent, plutôt que d'accepter l'accidentel ou l'arbitraire comme l'explication correcte. La Créature des Raccourcis trouve des explications claires face à l'apparente absence de logique. Ça nous amène à rejeter à tort les hasards comme étant sans importance. Avec des processus cognitifs qui privilégient la survie à la vérité, nos esprits ont évolué pour simplifier notre compréhension de la cause et de l'effet en une forme trompeuse, mais utile. On a tendance à chercher une cause pour un effet ; on a tendance à imaginer une relation linéaire simple entre les causes et les effets (les petites causes produisent de petits effets, tandis que les grandes causes produisent de grands effets) ; et on a tendance à systématiquement minimiser le rôle du hasard et du hasard, en inventant des raisons même quand il n'y en a pas, réfractaires à l'incertain et à l'inconnu.

On a évolué pour surdétecter les schémas. C'est plus sûr de supposer à tort qu'un bruissement est causé par un prédateur tapi que d'ignorer un lion en rejetant le bruissement comme un coup de vent aléatoire. Pour survivre, nos cerveaux sont devenus hypersensibles aux mouvements et à la compréhension des intentions. Comme l'affirme le philosophe évolutionniste Daniel Dennett, on est particulièrement attentifs non seulement aux mouvements, mais aussi aux croyances, aux désirs, aux informations et aux buts des autres. Ou, comme il le dit, "Qui sait quoi ?" et "Qui veut quoi ?" sont des questions que l'évolution nous a appris à poser. Est-ce que cette étrange créature avec des crocs veut me manger, ou est-ce qu'elle est simplement curieuse ? C'est une question plutôt importante. Ceux qui se sont trompés dans le passé lointain avaient moins de chances de transmettre leurs gènes, ce qui les a éliminés de l'avenir de l'humanité. Dans un monde où les faux positifs sont ennuyeux, mais où les faux négatifs sont mortels, les neuroscientifiques et les biologistes évolutionnistes suggèrent que nos cerveaux ont évolué pour être hyper-attentifs à la détection des schémas qui pourraient un jour nous sauver la vie.

En tant que personnes de schémas, on a soif de raisons pour lesquelles les choses arrivent, même quand il n'y a pas de bonnes raisons. En 1944, les psychologues Marianne Simmel et Fritz Heider du Smith College du Massachusetts ont découvert à quel point cette tendance est profonde avec une simple animation de formes se déplaçant au hasard sur un écran. Dans leur étude, trente-cinq des trente-six participants qui ont regardé l'animation ont décrit un grand triangle comme un tyran qui chassait les formes plus petites "vaillantes" et "spirituelles". Les esprits des participants ne pouvaient pas s'empêcher d'attribuer aux formes une causalité, une narration, voire une personnalité.

Mais le revers de cette détection de schémas sensibles, c'est qu'on ignore soit les événements aléatoires, soit on fait semblant qu'ils font partie d'une structure cachée et ordonnée, alors qu'on trace des lignes soignées à travers des nuages de points désordonnés. Notre espèce est une disciple dévouée du Culte du Parce Que.

Rien n'est plus déconcertant pour nous que de se sentir comme la marionnette victime du hasard, rien de plus troublant que la notion que la vie et la mort arrivent apparemment au hasard. Mais c'est souvent le cas. Espérer donner un sens à l'insensé est une ambition de longue date pour nous et nos parents hominidés. Les tombes de Néandertal d'il y a cinquante mille ans ont même montré des signes possibles de croyance superstitieuse, car certaines sépultures ont été trouvées avec des grains de pollen dispersés autour des os, ou dans un cas une variété de cornes d'animaux et le crâne d'un rhinocéros.

Après que les Lumières ont inauguré l'ère de la raison, les croyances superstitieuses non religieuses ont de plus en plus été soumises au ridicule dans le discours intellectuel. Mais elles restent répandues, même dans des endroits inattendus. Dans une histoire peut-être apocryphe, un visiteur de la maison du physicien lauréat du prix Nobel Niels Bohr a remarqué un fer à cheval suspendu au-dessus de la porte. Étonné que l'un des pères fondateurs de la théorie atomique et de la physique quantique mette sa foi dans les superstitions, le visiteur a demandé si Bohr croyait réellement que le fer à cheval lui apporterait la chance. "Bien sûr que non", a répondu Bohr, "mais on m'a dit qu'ils portaient chance même à ceux qui n'y croient pas."

On fera de grands efforts pour inventer des explications quand il n'y en a pas de disponibles. Par exemple, quand la Première Guerre mondiale s'est terminée, les tranchées couvertes de sang étaient remplies non seulement de corps, mais aussi de talismans. Des brins de bruyère, des amulettes en forme de cœur et des pieds de lapin étaient enterrés le long de tombes de fortune. Les troupes des montagnes de l'Empire austro-hongrois avaient cousu des ailes de chauve-souris dans leurs sous-vêtements pour les aider à rester en vie. Rares étaient ceux qui osaient porter les bottes des morts, peu importe la qualité du cuir.

Vingt ans plus tard, la guerre mondiale est revenue et la superstition a de nouveau grimpé en flèche. Alors que les fusées doodlebug ont commencé à tomber sur Londres en 1944, les habitants ont commencé une tentative frénétique de prédire où le prochain groupe atterrirait, avec des cartes et des superstitions rivales. Mais quand les sites d'explosion ont été analysés après la guerre, leur destruction a suivi une distribution de Poisson, une propagation presque parfaitement aléatoire.

La superstition, c'est la fille de l'inexpliqué et de l'apparemment aléatoire. On l'invente pour faire face à l'incertitude causale, un sentiment désorientant qu'on ressent quand on ne sait pas pourquoi quelque chose arrive et qu'on se sent comme les jouets du chaos. La superstition n'est pas, comme beaucoup le croient injustement, le domaine des simples d'esprit. Au lieu de ça, c'est une façon compréhensible et presque universelle pour les humains d'affirmer leur contrôle quand ils sentent que les méthodes ordinaires et rationnelles de manipulation du monde sont devenues infructueuses. Selon les mots de Theodore Zeldin, la superstition fonctionne de la même manière que le "conducteur de voiture moderne, qui ne sait pas comment sa voiture fonctionne, mais lui fait confiance quand même, s'intéressant seulement à savoir quel bouton appuyer." L'amulette porte-bonheur ne fonctionne peut-être pas, mais si les bombes pleuvent du ciel, avez-vous de meilleures idées ?

L'aléatoire est aussi insatisfaisant pour nous parce qu'on est, pour reprendre l'expression utilisée par Jonathan Gottschall, un "animal conteur". Nos cerveaux sont conçus pour les récits. On se raconte des histoires, et toutes les bonnes histoires ont une cause et un effet clairs au centre. On ne reste pas au bord de notre siège en attendant qu'un générateur de nombres aléatoires égrène de nouveaux chiffres.

E. M. Forster a écrit : "'Le roi est mort et puis la reine est morte' est une histoire. 'Le roi est mort et puis la reine est morte de chagrin' est un complot." La romancière policière P. D. James était d'accord, mais a suggéré que le complot pourrait être amélioré avec l'ajout "'Tout le monde pensait que la reine était morte de chagrin jusqu'à ce qu'ils découvrent la marque de piqûre dans sa gorge.' " Les trois phrases procèdent dans l'ordre du moins au plus mémorable. La première n'a pas de causalité et n'est donc qu'une liste de faits non liés, le genre d'informations qu'on a le plus de mal à retenir. La deuxième invoque la causalité, mais fournit immédiatement la raison de la mort de la reine, ce qui atténue notre intérêt. La troisième, cependant, nous fait nous demander qui a mis la marque de piqûre dans la gorge de la reine, et ce suspense causal est facilement mémorisé. C'est pourquoi les auteurs de romans policiers produisent des best-sellers et pourquoi le crime véritable domine les classements de podcasts et de documentaires. On veut savoir qui, mais surtout, on doit savoir pourquoi.

Dans Le Berceau du chat, Kurt Vonnegut parodie cette impulsion humaine tout en écrivant sur une religion fictive appelée Bokononisme. La religion parle d'une rencontre entre l'homme et Dieu. "L'homme a cligné des yeux. 'Quel est le but de tout ça ?' a-t-il demandé poliment. 'Tout doit avoir un but ?' a demandé Dieu. 'Certainement,' a dit l'homme. 'Alors, je vous laisse le soin d'en trouver un pour tout ça,' a dit Dieu. Et il s'en est allé."

Si on ne sait pas pourquoi, on fait semblant qu'on sait. Nulle part cette tendance à inventer des causes n'est plus apparente qu'avec les expériences sur le cerveau divisé. De temps en temps, quelqu'un atteint d'une épilepsie sévère subit une chirurgie qui sectionne le corps calleux, un faisceau épais de nerfs qui relie l'hémisphère droit du cerveau à l'hémisphère gauche. Les patients sont toujours capables de fonctionner, mais l'information ne peut pas passer physiquement entre les deux hémisphères distincts du cerveau : le canal a été coupé. La moitié gauche du cerveau se spécialise dans le langage, c'est donc là qu'on formule des explications narratives pour comprendre le monde. Bizarrement, des expériences ont montré que quand l'information est donnée à la moitié droite du cerveau du patient, mais pas à la gauche, l'hémisphère gauche du patient fait face à la confusion en inventant automatiquement une explication plausible. Cela a donné naissance à la théorie des neurosciences selon laquelle l'hémisphère gauche peut être considéré comme l'Interprète dans notre crâne. Quand il n'y a pas de raisons, notre cerveau en invente une.

Ce n'est pas seulement qu'on a besoin de raisons, mais qu'on a besoin de raisons simples. Dans le monde net et ordonné qu'on désire, une cause produit un effet simple, proportionnel à l'ampleur de la cause. Mais ce n'est pas comme ça que le monde moderne fonctionne. Quand on fait l'erreur cognitive de plaquer des raisons ordonnées avec un but sur des processus désordonnés, voire aléatoires, on appelle ça un biais téléologique. Ce biais semble être inné dans toutes les cultures. Par exemple, les enfants en Chine aussi bien qu'en Occident sont susceptibles de croire intuitivement que les montagnes ont été faites pour que les humains les escaladent. L'éducation érode de tels biais cognitifs, mais la pensée téléologique persiste. Il est pratiquement impossible pour les penseurs qui façonnent les conceptions populaires du changement d'affirmer qu'un événement spécifique a été conduit par des événements neutres, par le hasard ou par le chaotique ou le contingent. Quand les soldats dans les tranchées imprègnent l'aléatoire et l'incertitude de relations de cause à effet simples et claires qui s'avèrent souvent fausses, on appelle ça de la superstition. Mais quand on fait quelque chose de similaire pour expliquer le changement dans notre monde complexe, on appelle ça autre chose : du commentaire d'expert et de la mauvaise science sociale.

J'en parle par expérience personnelle. On m'invite parfois à apparaître dans des émissions de nouvelles à la télévision. Je fais de mon mieux pour répondre aux questions. Mais le commentaire d'expert a beaucoup de règles non écrites. Les "prises de position" originales sont récompensées. Exprimer avec force la confiance et la certitude dans une opinion douteuse est mieux que la timidité et l'incertitude. "Parce que" est mieux que trois mots imprononçables : "Je ne sais pas." Une règle de fer non écrite est qu'on ne peut jamais, jamais suggérer qu'un événement majeur s'est produit parce que, eh bien, parfois les événements majeurs se produisent à cause de petites perturbations accidentelles dans le système extrêmement complexe et entrelacé de 8 milliards d'humains qu'on appelle la société moderne. Ou, plus précisément, on ne peut pas dire ça si on veut conserver le privilège récurrent d'apparaître comme un huitième d'un octobox haletant débattant des nouvelles en séquences sonores de quarante-deux secondes à la télévision par câble. Ce phénomène est particulièrement important dans l'analyse des marchés, où certaines fluctuations stochastiques (apparemment aléatoires) des prix des actions sont presque toujours expliquées comme étant le résultat naturel d'une cause et d'un effet sans ambiguïté. Chaque fois qu'on entend "les marchés réagissent à" ou "les actions ont baissé aujourd'hui parce que", notre antenne pour le biais téléologique devrait se dresser en alerte maximale.

Le biais téléologique est lié à un phénomène appelé apophénie, l'inférence d'une relation entre deux objets non liés, ou une inférence erronée de causalité. Ça se manifeste dans les sports, avec le "sophisme de la main chaude", où un joueur de basketball qui réussit plusieurs tirs d'affilée est considéré comme incapable de manquer, même si les tirs passés du joueur n'ont aucune incidence sur les futurs (à part peut-être comme un regain de confiance). Le "sophisme du joueur" est similaire, où une série de paris gagnants rend quelqu'un trop confiant, en inférant à tort un schéma à partir d'un résultat aléatoire.

Les théories du complot prospèrent grâce à de tels biais cognitifs, y compris le biais de magnitude. Suivant la vision simpliste et linéaire du monde, les grands événements doivent avoir de grandes causes, et non de petites causes accidentelles ou aléatoires. Christopher French, qui dirigeait l'unité de psychologie anomale à Goldsmiths, Université de Londres, m'a dit que la mort de la princesse Diana a suscité tant de théories du complot précisément parce que beaucoup de gens ne toléreraient pas la notion qu'un événement aussi important puisse avoir été causé par une simple erreur humaine et la mortalité banale d'une voiture roulant trop vite. Il devait se passer quelque chose d'autre, pensent les complotistes, un schéma secret attendant d'être détecté. Ils sont même prêts à accepter des explications mutuellement contradictoires plutôt que d'exclure une explication plus large et cachée. Certains complotistes croient que Diana est toujours en vie et qu'elle a été tuée par les services de sécurité britanniques. L'impossibilité logique que les deux soient vraies est moins un problème pour les complotistes que l'explication insatisfaisante que c'était un accident.

Voltaire a été inspiré à écrire Candide après avoir essayé de donner un sens à la tragédie apparemment aléatoire du tremblement de terre de Lisbonne de 1755 qui, sans raison apparente, a rasé la ville, a déclenché un tsunami et a tué douze mille personnes. Dans le livre, le personnage trop optimiste, le Dr Pangloss, est un biais téléologique sous forme humaine, voyant la raison et l'optimisation partout où il regarde. Les pierres ont été posées sur la terre pour que les seigneurs féodaux puissent plus tard créer des châteaux. Les jambes ont été conçues pour que les culottes du XVIIIe siècle leur aillent parfaitement. Nos nez ont été gravés sur nos visages avec précisément la bonne forme en prévision de l'invention des lunettes. Le personnage de Voltaire a inspiré un nouveau mot, panglossien, qui se réfère à un optimisme implacable selon lequel le monde qu'on habite est le meilleur monde possible qui pourrait exister, marchant sans cesse vers le progrès, où tout est conçu précisément pour sa fonction. Cette vision est un compagnon naturel du mantra selon lequel tout arrive pour une raison, tout avec un but caché attendant d'être discerné. "Si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition", proclame le Dr Pangloss, ou "si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du beau pays d'Eldorado", alors "vous ne seriez pas ici à manger des cédrats confits et des pistaches."

Peut-être, mais le Dr Pangloss fait un mauvais diagnostic, comme beaucoup d'entre nous le font, quand il suggère qu'une trajectoire linéaire d'événements a un but final de progrès. Hegel et Marx avaient tort : la nature et les systèmes complexes comme la société humaine moderne ne se dirigent pas implacablement vers un point final idéalisé. Ça sonne absurde quand le Dr Pangloss claironne ce genre de pensée à son extrême et à son extravagance, mais une pensée tout aussi panglossienne domine encore d'énormes pans de la société moderne. On voit parfois des schémas et des relations significatives là où il n'y en a pas parce que c'est mieux que de ne rien voir. Selon les mots du regretté philosophe Susanne Langer, "L'homme peut s'adapter d'une manière ou d'une autre à tout ce que son imagination peut supporter ; mais il ne peut pas faire face au Chaos."

De temps en temps, donc, les raccourcis nous font défaut. Pendant la plupart du temps où on a honoré la planète, nos esprits évolués ont fait un excellent travail pour nous garder en vie, et les survivants ont façonné notre espèce. Mais quand le monde change, la Créature des Raccourcis peut se retrouver en danger. Si les anciens schémas cèdent la place à de nouveaux, ce qui était autrefois une heuristique utile peut brusquement devenir nuisible. On peut apprendre cette leçon de deux espèces qui sont assez différentes de nous, mais qui sont néanmoins dirigées autour du monde par des cerveaux, comme les nôtres, qui ont évolué pour les tromper utilement. Quand le monde a changé, leur tromperie interne s'est avérée fatale.

On se tourne brièvement vers les tortues de mer et les scarabées bijoux. Les deux sont, comme nous, des Créatures des Raccourcis. Les tortues de mer utilisent la lumière comme un raccourci : les nouveau-nés se dirigent vers le morceau le plus brillant de l'horizon, qui est généralement le clair de lune réfléchi sur l'eau de l'océan. Ce raccourci était fiable, jusqu'à ce que les humains construisent des hôtels en bord de mer avec des projecteurs brillants. Les tortues ont commencé à mourir, luttant sans relâche pour trouver de l'eau alors qu'elles se dirigeaient vers la lumière, loin de la mer. (Beaucoup de zones côtières ont maintenant adopté des ordonnances sur la lumière pour empêcher ce triste sort.)

Mais le scarabée bijou offre l'exemple le plus mémorable d'un raccourci qui a mal tourné. Le scarabée mâle ne peut pas voir la "vérité" du corps beaucoup plus grand de la scarabée femelle, mais cherche plutôt sa coloration distincte, sa taille et son motif de coquille alvéolée. Ce raccourci a bien fonctionné, jusqu'à ce qu'une entreprise de bière australienne, par pur hasard, crée une réplique virtuelle des traits d'une scarabée bijou femelle dans la conception de sa bouteille. La similitude était troublante. Suivant le raccourci, les scarabées mâles ont commencé à essayer de s'accoupler avec des bouteilles jetées, échouant ainsi à produire une progéniture. Comme les scientifiques ont décrit avec une certaine délicatesse le phénomène quand ils ont trouvé une bouteille de bière jetée au bord de la route, les scarabées mâles avaient monté la bouteille de bière en masse, "génitales éversées, tentant d'insérer l'édéage".

Ces discordances dues à des raccourcis brisés sont connues sous le nom de pièges évolutifs. Elles surviennent quand les anciennes façons de survivre deviennent incompatibles avec une nouvelle réalité. Malheureusement, comme on va le voir maintenant, les humains essayant de naviguer dans l'inimaginable complexité de la société moderne font maintenant face à un piège évolutif qui leur est propre parce que nos esprits n'ont pas évolué pour faire face à un monde hyperconnecté qui converge sans relâche vers le fil du rasoir, dans lequel un petit hasard peut tout changer en un instant. La Créature des Raccourcis ne se débrouille pas si bien quand elle navigue dans un monde nouveau et plus complexe.

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