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Calculating...

Bon, alors, euh... C'est drôle parce que Amos et Daniel, ils savaient rarement qui avait eu l'idée en premier, hein. Ils se prenaient pas la tête, ils disaient que c'était des étincelles, des trucs qui sortaient de leurs conversations. Mais... il y avait quand même des exceptions, quoi.

Par exemple, l'idée que les gens sont super sensibles aux changements quand ils prennent des décisions risquées, c'était vraiment Daniel qui l'avait eue, hein. Mais c'est Amos qui a rajouté le truc qui a rendu ça vraiment important, vous voyez ?

En 74, fin d'année, ils étaient en train de réfléchir à leurs expériences, et là, Amos, il a sorti : "Et si on inversait les trucs, tu vois ?" Parce que jusque-là, tous leurs trucs, c'était sur les gains : tu préfères gagner 500 balles sûres, ou 50% de chances de gagner 1000 ? Et là, Amos, il s'est demandé : qu'est-ce qu'ils feraient face à des pertes ?

Alors, imaginez : vous devez choisir entre :

A : Un ticket de loterie avec 50% de chances de perdre 1000 euros.

B : Perdre 500 euros, sûr.

Et là, le truc a changé, quoi. Quand tu mets des pertes dans le truc, les gens, ils choisissent complètement différemment que quand c'est que des gains.

Daniel, il a dit : "C'était un moment incroyable, on s'en voulait de pas y avoir pensé avant".

Quand on leur propose que des gains, les gens, ils sont prudents, quoi. Mais si tu leur proposes la même chose, mais en version pertes, ils vont tenter le coup, tu vois. Ils vont essayer de se sortir de la galère.

C'est un peu comme si, pour qu'ils renoncent à un gain sûr et qu'ils prennent le risque de gagner plus (mais avec des chances, hein), il fallait qu'on leur baisse le gain sûr à 370 euros, un truc comme ça. Et pareil pour les pertes : pour qu'ils acceptent une perte sûre au lieu de prendre le risque de perdre plus (ou rien), il fallait qu'on leur baisse la perte sûre à genre 370 euros aussi.

En fait, ils ont vite vu que pour qu'ils acceptent une perte sûre, il fallait même la baisser encore plus. Les gens, ils évitent tellement le risque que ça dépasse leur envie de gagner, quoi.

Et ça se voit surtout quand tu as des gains et des pertes dans le même jeu, tu vois. C'est comme ça dans la vraie vie, la plupart du temps. Si tu veux qu'un mec joue à pile ou face pour gagner 100 balles, il faut que tu lui donnes une chance de gagner bien plus élevée que la moyenne. Et si c'est pile, il perd 100 balles, il faut qu'à face, il gagne 200, tu vois ? Et si tu montes à 10 000 balles, il faut encore augmenter les chances de gagner.

Amos et Daniel, ils disaient : "On est plus sensibles aux pertes qu'aux gains, et c'est pas juste pour l'argent, hein. C'est un truc général : on veut être heureux. La plupart des gens, ils préfèrent éviter la douleur de perdre un truc qu'ils aiment, plutôt que de gagner un truc qu'ils adorent."

Et c'est logique, tu vois. Être sensible à la douleur, ça aide à survivre. Ils disaient : "Les espèces qui sont super heureuses, mais qui sentent pas la douleur, elles ont peut-être pas duré très longtemps dans l'évolution".

En essayant de comprendre ce que ça voulait dire, ils ont vite vu un truc : leur théorie du regret, elle marchait plus, quoi. Elle expliquait pourquoi les gens font des trucs qui ont l'air bêtes, comme accepter un gain sûr au lieu de tenter de gagner plus. Mais elle expliquait pas pourquoi, face à des pertes, ils prennent des risques.

Choisir 500 euros, sûr, au lieu de tenter de gagner 1000 ou rien, ça peut être la peur du regret, ok. Mais quand les 500 euros, c'est une perte sûre, et qu'ils préfèrent prendre le risque de perdre le double ou rien, là, c'est quoi ?

Incroyable, mais Daniel et Amos, ils ont même pas regretté que leur théorie tombe à l'eau. Ils ont vite oublié le truc, même si des trucs dedans restaient intéressants. La veille, ils parlaient du regret comme si ça expliquait tout. Le lendemain, ils étaient déjà sur une autre théorie, quoi.

Du coup, ils ont essayé de voir à quel moment et comment les gens réagissent face à des jeux avec des gains et des pertes. Amos, il appelait ça des "raisins secs", les découvertes importantes. Dans cette nouvelle théorie, il y avait trois raisins secs, quoi.

Déjà, les gens réagissent aux petits changements. Deuxième truc, ils réagissent pas pareil aux risques de gains et aux risques de pertes. Et troisième truc, en regardant comment les gens réagissaient à des jeux précis, ils ont vu que les gens réagissent pas directement aux probabilités, quoi.

Avec le regret, Amos et Daniel, ils avaient déjà vu que les gens payent cher pour être sûrs de gagner. Et là, ils ont vu que même quand c'est pas sûr à 100%, mais que c'est plus ou moins sûr, les gens réagissent différemment.

Si tu leur proposes un truc avec 90% de chances de gagner, et un autre avec 10% de chances de gagner, ils vont pas réagir comme si le premier était neuf fois plus probable que le deuxième. Ils vont modifier le truc dans leur tête, tu vois. Ils vont baisser le 90% et augmenter le 10%, pour prendre une décision avec des probabilités qui sont un peu fausses, quoi.

Face aux probabilités, les gens, ils utilisent leurs émotions, pas leur raison. Et les émotions, elles sont encore plus fortes quand les probabilités sont petites. Si tu dis aux gens qu'il y a une chance sur un milliard de gagner ou de perdre, ils vont réagir comme si c'était une chance sur 10 000, tu vois. Ils vont trop s'inquiéter de la perte possible, ou trop espérer le gain possible.

C'est ça qui fait que les gens achètent des tickets de loterie et des assurances, tu vois. Daniel disait : "Si tu penses à toutes ces possibilités, tu deviens fou. Ta fille rentre tard, tu commences à t'inquiéter, même si tu sais qu'il y a rien à craindre, tu imagines des trucs graves". Pour éviter ça, il faut pas trop penser, quoi.

Les gens réagissent aux petites probabilités comme si elles allaient se réaliser. Pour prévoir comment les gens réagissent face à l'incertitude, il faut "mesurer" le poids de ces probabilités dans leur monde émotionnel. Une fois que tu as ça, tu peux comprendre pourquoi ils achètent des loteries et des assurances, et même expliquer le paradoxe d'Allais.

Tiens, parlons-en du paradoxe d'Allais... Daniel et Amos, ils ont trouvé une version simplifiée pour montrer comment leur théorie pouvait résoudre les contradictions des gens face aux probabilités. Ils ont "résolu" le paradoxe d'Allais une fois avec le regret, et là, ils le résolvaient encore une fois avec leur nouvelle théorie, c'est marrant, non ?

On vous propose deux choix :

1 : 100% de chances de gagner 30 000 euros.

2 : 50% de chances de gagner 70 000 euros, 50% de chances de rien gagner.

La plupart des gens choisissent le 1. C'est déjà intéressant, hein. Ça montre qu'ils "évitent le risque". Ils préfèrent un gain sûr à un truc risqué, même si le truc risqué rapporte plus en moyenne (35 000 euros dans ce cas). Ça va pas contre la théorie de l'utilité, ça veut juste dire que l'option 2 est moins utile que l'option 1.

Mais regardez ça :

1 : 4% de chances de gagner 30 000 euros, 96% de chances de rien gagner.

2 : 2% de chances de gagner 70 000 euros, 98% de chances de rien gagner.

Là, la plupart des gens choisissent le 2, c'est-à-dire qu'ils préfèrent tenter le coup avec moins de chances de gagner plus. Ça veut dire que gagner 70 000 euros avec 2% de chances, c'est plus utile que gagner 30 000 euros avec 4% de chances. La nouvelle théorie de Daniel et Amos, elle résolvait encore une fois le paradoxe d'Allais, quoi. C'était pas que les gens avaient peur du regret dans le premier cas et pas dans le deuxième, non. C'est juste qu'ils surestimaient le 50%, et qu'ils sous-estimaient la différence entre 2% et 4%.

En même temps, Daniel et Amos, ils ont vu que leur théorie expliquait tous les trucs que la théorie de l'utilité expliquait pas, mais aussi des trucs que la théorie de l'utilité n'avait jamais prévus : que c'est aussi facile de pousser les gens à prendre des risques qu'à les éviter. Il suffit de leur proposer des trucs avec des pertes, quoi.

Depuis que Bernoulli avait lancé le truc il y a 200 ans, les gens pensaient que prendre des risques, c'était bizarre. Si prendre des risques, c'est normal, comme le disait la théorie de Daniel et Amos, pourquoi personne l'avait vu avant ?

Daniel et Amos, ils pensaient que c'était parce que les experts en décisions humaines regardaient pas au bon endroit. La plupart, c'était des économistes, et ils regardaient surtout les gains. Amos et Daniel, ils disaient : "La plupart des décisions économiques (sauf les assurances), c'est surtout des trucs où tu peux gagner, c'est un fait". Les économistes, ils étudiaient surtout les décisions basées sur les gains, comme les dépôts et les investissements. Et là, les gens évitent le risque, c'est vrai. Ils choisissent le gain sûr, ils veulent pas tenter le coup.

Daniel et Amos, ils pensaient que si les économistes s'intéressaient moins à l'économie, et plus à la politique, aux guerres ou aux mariages, ils auraient peut-être une autre idée des gens. Les problèmes politiques, les guerres, les problèmes de couple, c'est souvent des choix entre deux trucs pas terribles, quoi. "Si on pouvait mesurer les décisions dans la vie privée, la politique ou la stratégie comme on mesure les gains et les pertes économiques, on pourrait changer complètement notre façon d'étudier les décisions humaines", disaient-ils.

Au début de 1975, Daniel et Amos, ils ont passé tout leur temps à améliorer leur théorie. Ils voulaient écrire un article. Au début, ils appelaient ça "Théorie de la valeur", puis ils ont changé en "Théorie de la valeur du risque". C'était dingue, leur assurance, quoi. Ils étaient psychologues, et ils critiquaient une théorie créée et défendue par des économistes ! Ils disaient que la théorie existante expliquait pas vraiment comment les gens prennent des décisions risquées. Elle faisait qu'un truc : "expliquer comment les gens voient le risque face à des gains économiques". On sentait leur arrogance, quoi.

Daniel, il a écrit à Paul Slovic en 75 : "On est en pleine forme. On construit un truc qui nous paraît assez complet et assez nouveau pour expliquer comment les gens choisissent face à l'incertitude. On a laissé tomber le regret, et on a mis la théorie du point de référence et de l'adaptation à la place." Six mois plus tard, Daniel, il a dit à Slovic que le nouveau modèle de décision prenait forme. "Amos et moi, on a fini un article sur les décisions risquées, on va le donner à des économistes connus qui viennent à Jérusalem cette semaine, mais c'est encore brouillon", disait-il.

Cette conférence d'économie publique, elle s'est passée dans une ferme à côté de Jérusalem en juin 75. C'est dingue que cette théorie super importante pour l'économie ait été présentée dans une ferme, quoi. C'était Amos qui présentait, c'était son truc. Il y avait au moins trois mecs qui avaient ou qui allaient avoir le prix Nobel d'économie : Peter Diamond, Daniel McFadden, Kenneth Arrow. Arrow a dit : "Quand tu écoutes Amos, tu as l'impression d'être face à un génie avec un QI super élevé. Tu poses des questions, il a déjà pensé à tout, il a toujours la réponse."

Après la présentation d'Amos, Arrow a posé une question importante : C'est quoi une perte ?

C'était clair que la théorie essayait de montrer comment les gens réagissent différemment face à des pertes possibles et des gains possibles. Les pertes, c'est quand les décisions amènent des résultats en dessous du "point de référence". Mais c'est quoi ce point de référence ? En gros, c'est le point de départ, ta situation actuelle. Quand le résultat final est moins bien que ta situation actuelle, tu as une perte. Mais comment définir la situation actuelle de quelqu'un ? Arrow disait : "Dans les expériences, la perte, c'est clair, mais dans la vraie vie, c'est caché."

À Wall Street, à la fin de l'année, c'est comme ça. Si un trader s'attend à gagner un million de dollars de bonus, mais qu'il en gagne que 500 000, il va se sentir comme s'il avait perdu, tu vois. Pour lui, le point de référence, c'est son bonus attendu. Et ce bonus attendu, il change tout le temps. Le trader, il s'attend à un million, et il pense que les autres vont gagner un million aussi. Et là, il apprend que les autres ont gagné deux millions. Son point de référence change, et s'il gagne que un million, c'est comme s'il avait perdu.

Daniel a utilisé la même idée pour expliquer comment les chimpanzés réagissent dans un labo. "Si le chimpanzé d'à côté a la même chose que lui (un concombre) parce qu'il a bien fait, tout va bien. Mais si celui d'à côté a une banane, et lui qu'un concombre, il va jeter le concombre à la figure du chercheur". À partir du moment où un chimpanzé a une banane, la banane devient le point de référence du chimpanzé d'à côté.

Le point de référence, c'est un état d'esprit, quoi. Même dans les jeux les plus simples, tu peux changer le point de référence des gens en faisant passer les gains pour des pertes, ou les pertes pour des gains. Juste en changeant la façon de présenter les choses, tu peux contrôler les choix des gens.

Ils ont donné cet exemple aux économistes :

Situation 1 : Vous gagnez 1000 euros en plus de ce que vous avez déjà. Vous devez choisir entre :

A : 50% de chances de gagner 1000 euros de plus.

B : 100% de chances de gagner 500 euros.

La plupart des gens choisissent B, le gain sûr.

Situation 2 : Vous gagnez 2000 euros en plus de ce que vous avez déjà. Vous devez choisir entre :

A : 50% de chances de perdre 1000 euros.

B : 100% de chances de perdre 500 euros.

La plupart des gens choisissent A, tenter le coup.

Les deux situations, c'est la même chose ! Si vous tentez le coup, vous avez 50% de chances de garder 2000 euros. Si vous choisissez le truc sûr, vous gardez 1500 euros. Mais quand vous présentez le truc sûr comme une perte, les gens prennent le risque. Et quand vous le présentez comme un gain, ils choisissent le truc sûr. Le point de référence (ce qui vous aide à voir les gains et les pertes), il est pas fixe, quoi. C'est un état psychologique.

"Si c'est un gain ou une perte, ça dépend de comment on présente le problème, de l'environnement", disaient Daniel et Amos dans la première version de la "Théorie de la valeur". "On pense que la théorie qu'on a peut servir à expliquer les gains et les pertes que les gens ressentent".

Daniel et Amos, ils essayent de montrer que face aux décisions risquées, les gens, ils regardent pas le contexte. Ils isolent le truc et ils l'évaluent à part. En étudiant ce qu'ils ont appelé "l'effet d'isolement", Amos et Daniel ont fait une autre découverte importante : "l'effet de cadrage" (framing effect en anglais), et c'est super important dans le monde réel. En changeant la façon dont on présente les choses, en faisant passer les gains pour des pertes, tu peux facilement changer la façon dont les gens voient le risque. Tu peux les faire passer d'éviter le risque à prendre des risques.

Daniel disait : "Pendant l'étude, on savait pas qu'on était en train de découvrir "l'effet de cadrage". Tu prends deux trucs pareils, avec des différences qui comptent pas, et en montrant que ces différences comptent pas, tu montres que la théorie de l'utilité marche pas." Daniel pensait que "l'effet de cadrage", c'est comme les problèmes de jugement qu'ils avaient étudiés avant. C'est un tour que l'esprit se joue à lui-même.

"L'effet de cadrage", c'est juste un phénomène, c'est pas une théorie, hein. Mais Amos et Daniel, ils ont passé beaucoup de temps à trouver des exemples pour montrer comment ça influence nos décisions dans la vie. L'exemple le plus connu, c'est le "problème de la maladie asiatique".

Le "problème de la maladie asiatique", c'est deux questions. Ils ont posé ces questions à deux groupes de personnes. Les groupes savaient pas que c'était pour étudier "l'effet de cadrage". Le premier groupe avait cette question :

"Les États-Unis se préparent à une grande épidémie de maladie asiatique, qui pourrait tuer 600 personnes. On propose deux solutions, mais elles auront des conséquences différentes.

Si on choisit la solution A, 200 personnes seront sauvées.

Si on choisit la solution B, il y a une chance sur trois que les 600 personnes soient sauvées, et deux chances sur trois que personne ne soit sauvé.

Quelle solution vous préférez ?"

La plupart des gens ont choisi la solution A, sauver 200 personnes à coup sûr.

Le deuxième groupe avait la même question, mais avec des choix différents :

"Si on choisit la solution C, 400 personnes mourront.

Si on choisit la solution D, il y a une chance sur trois que personne ne meure, et deux chances sur trois que les 600 personnes meurent toutes.

Quelle solution vous préférez ?"

Là, la plupart des gens ont choisi la solution D ! Les deux questions, c'est la même chose, hein. Mais dans la première question, on parlait de gains, alors les gens ont choisi de sauver 200 personnes à 100% (ils pensaient pas que 400 personnes allaient mourir, apparemment). Dans la deuxième question, on parlait de pertes, alors ils ont fait l'inverse, et ils ont pris le risque que tout le monde meure en choisissant la solution D.

Les gens, ils choisissent pas les choses, ils choisissent la façon dont on les présente. Les économistes, et tous ceux qui pensent que les gens sont rationnels, ils devraient expliquer cette aversion à la perte. Mais comment expliquer ça ? Les économistes, ils pensent qu'on peut voir ce que les gens veulent en regardant leurs choix. Mais si ce que les gens veulent change selon la façon dont on présente les choix, alors ? Un psychologue, Nisbett, disait : "C'est intéressant, parce que dans la psychologie, c'est un concept de base ! On est forcément influencés par la façon dont on présente les choix !"

Après la conférence à Jérusalem, les économistes sont rentrés aux États-Unis, et Amos, il a envoyé une lettre à Paul Slovic : "On a eu des retours positifs sur tout ce qu'on a étudié. On dirait que les économistes pensent qu'on a raison, mais en même temps, ils aimeraient qu'on ait tort, parce que si notre théorie remplace la théorie de l'utilité, ça va être compliqué pour eux."

Au moins un économiste pensait pas comme ça. Il s'appelait Richard Thaler, et à ce moment-là, il était pas du tout le genre de personne qu'on imagine gagner le prix Nobel. Il avait 35 ans, et il était prof assistant à l'université de Rochester. C'était un peu un miracle qu'il ait un poste comme ça, parce qu'il avait deux trucs qui le rendaient différent des économistes, et même des universitaires.

Le premier truc, c'est qu'il s'ennuyait facilement. Et quand il s'ennuyait, il avait une imagination incroyable. Quand il était petit, il adorait changer les règles des jeux. Au Monopoly, les joueurs se déplaçaient sur le plateau et achetaient les propriétés. Il trouvait ça ennuyeux. Après quelques parties, il disait que c'était un jeu stupide. Il disait qu'il jouerait pas si les propriétés étaient pas mélangées à chaque partie. Et il faisait pareil avec le Scrabble. Quand il avait 5 E et pas de consonne rare, il changeait les règles. Il divisait les lettres en trois catégories : voyelles, consonnes normales, consonnes rares. Chaque joueur avait le même nombre de chaque catégorie. Après sept tours, tous les joueurs avaient une consonne rare. Les règles que Thaler changeait quand il était petit, elles réduisaient le temps d'attente et la chance, elles rendaient les jeux plus difficiles, et souvent, elles augmentaient la compétition.

L'autre truc, c'est qu'il était bête, et c'était bizarre. Vers 10 ans, c'était un élève moyen qui avait des B aux examens. Son père était un assureur super précis. Il était tellement stressé par les devoirs mal faits de son fils, qu'il lui a donné "Les Aventures de Tom Sawyer" et il lui a demandé de recopier quelques pages comme Mark Twain l'avait écrit. Thaler a fait ça sérieusement. À chaque fois, son père trouvait des erreurs : un mot en moins, une virgule oubliée. Et les guillemets dans un dialogue entre Tom et sa tante Polly, ça le rendait fou. En repensant à ça, il a compris que son problème, c'était pas juste qu'il faisait pas assez d'efforts : il avait peut-être un peu de dyslexie. Mais à ce moment-là, tout le monde pensait qu'il était soit négligent, soit paresseux, soit les deux.

Du coup, il a commencé à se voir comme ça. Pour quelqu'un qui s'ennuie facilement et qui a du mal avec les détails, l'économie, c'était peut-être pas le bon choix. Il a vu que son père s'ennuyait dans son travail, et il savait qu'il était pas capable de travailler pour les autres. Alors, il est allé en fac sans savoir quoi faire, et il a choisi l'économie parce que "ça avait l'air pratique". Et là, il a vu que c'était super précis et mathématique. Quand il est arrivé à Rochester, il était pas du tout comme les autres étudiants. "J'étais plus intéressant qu'eux, mais moins bon en maths. Si on me demandait ce que je savais faire, je dirais que je savais trouver des trucs intéressants", disait-il.

Dans sa thèse, il a essayé d'expliquer pourquoi les bébés noirs meurent deux fois plus que les bébés blancs. Après avoir enlevé tous les trucs importants (le niveau d'éducation des parents, leurs revenus, si le bébé était né à l'hôpital), il avait expliqué que la moitié du problème. L'autre moitié, c'était un mystère. "J'ai essayé, mais j'ai pas réussi à expliquer. Si j'avais eu plus confiance en moi, j'aurais peut-être écrit une thèse plus intéressante", disait-il. Après sa thèse, il a envoyé des candidatures à des universités, mais personne lui a répondu. Finalement, il a trouvé un travail dans une entreprise de conseil.

Au moment où il allait commencer ce nouveau travail, l'entreprise a fait faillite, et il s'est retrouvé à la maison. Il avait presque 30 ans, il avait rien fait, et il devait nourrir sa femme et ses deux enfants. Il a demandé de l'aide au directeur de Rochester. Il lui a donné un travail temporaire d'un an, pour enseigner l'analyse des coûts et des bénéfices aux étudiants en commerce. Il est retourné à l'université et il a commencé à écrire une autre thèse. Il a trouvé un sujet intéressant : Combien vaut une vie humaine ? Il a trouvé un moyen rapide de répondre à cette question. Il a comparé les revenus des personnes qui travaillent dans des métiers dangereux (mineur, bûcheron, laveur de carreaux), avec leur espérance de vie. Avec ces chiffres, il a trouvé une formule pour calculer combien les Américains devraient gagner en plus pour travailler dans des métiers dangereux. S'il y avait 1% de chances de mourir au travail, combien il fallait gagner de plus ? Alors, théoriquement, on pouvait calculer combien il faudrait gagner s'il y avait 100% de chances de mourir au travail (il a trouvé 1,4 million de dollars en 2016). Après, il a pensé que sa méthode était un peu bête. ("Est-ce qu'on pense vraiment que les gens décident comme ça ?"). Mais les économistes expérimentés ont aimé sa découverte. Ils pensaient que les mineurs, par exemple, pouvaient calculer combien ils devraient gagner en plus, et demander ce salaire.

Grâce à cet article, Thaler a eu un travail à Rochester. Mais en calculant la valeur d'une vie humaine, il a commencé à douter des théories économiques. Il a demandé à des gens de répondre à une question : S'ils étaient en contact avec un virus au travail, et qu'ils savaient qu'il y avait une chance sur mille d'avoir une maladie mortelle, combien ils seraient prêts à payer pour acheter un médicament ? Il savait qu'il y avait plusieurs façons de poser la question. Alors, il a demandé : Si vous étiez en contact avec un virus au travail, et qu'il y avait une chance sur mille d'avoir une maladie mortelle, combien il faudrait vous payer pour accepter ce travail ? Selon la théorie économique, les deux réponses devraient être les mêmes. Combien vous êtes prêts à payer pour éviter une maladie avec une chance sur mille de mourir, c'est la même chose que combien vous devriez gagner pour être en contact avec un virus avec une chance sur mille de mourir : c'est la valeur que vous donnez à une chance sur mille de mourir. Mais les gens ont pas pensé comme ça. "Ils ont réagi complètement différemment aux deux questions. Ils étaient prêts à payer 10 000 dollars pour acheter le médicament, mais pour être en contact avec le virus au travail, ils pensaient qu'ils devraient gagner un million de dollars de plus", disait Thaler.

Thaler a pensé que c'était intéressant. Il a parlé de ça à son directeur de thèse. "Arrête de perdre ton temps avec des sondages, et concentre-toi sur la vraie économie", disait-il.

Thaler a pas écouté. Au lieu de ça, il a fait une liste de tous les trucs que les économistes pensent que les gens font pas (parce qu'ils disent que les gens sont rationnels), mais que les gens font vraiment. En haut de la liste, il y avait l'exemple qu'on vient de voir.

Thaler avait peut-être pas confiance en lui, mais il a vite vu que les autres devraient pas avoir trop confiance en eux non plus. En dînant avec des économistes, il a vu que tout le monde avait mangé trop de noix de cajou avant le repas, et qu'ils avaient plus très faim. Et le plus important, c'est que quand il a enlevé les noix de cajou, tout le monde s'est senti mieux, parce qu'ils pouvaient enfin profiter du repas. "Ça veut dire que réduire les choix, ça te fait te sentir mieux, c'est pas du tout ce que dit l'économie", disait-il. Une fois, on lui a offert deux billets pour un match de basket à Buffalo. Lui et son ami pensaient que ça valait pas le coup de faire un long voyage en voiture pour aller voir un match, mais son ami a dit : "Si on avait payé ces billets, il faudrait y aller". Pour les économistes, les billets, c'est des "coûts irrécupérables". Les gens veulent pas abandonner un match qu'ils ont pas envie de voir parce qu'ils ont payé les billets. Pourquoi s'infliger ça ? "J'ai dit : 'T'as jamais entendu parler des coûts irrécupérables ?'", racontait Thaler. Son ami était informaticien, et il savait pas ce que c'était. Après qu'il lui ait expliqué, il a regardé Thaler et il a dit : "C'est n'importe quoi".

La liste de Thaler grandissait vite. Il a mis beaucoup de choses dans ce qu'il a appelé "l'effet de dotation". "L'effet de dotation", c'est une théorie psychologique, mais elle a beaucoup influencé l'économie. Juste parce qu'on possède quelque chose, on lui donne une valeur supplémentaire déraisonnable. On veut tellement pas s'en séparer, qu'on accepte pas de gagner de l'argent en le vendant. Mais au début, Thaler pensait pas à tout ça. "Je rassemblais juste des trucs que les gens font pas logiquement", disait-il. Une maison de vacances qu'on a pas achetée au début, mais qu'on a eue par hasard. Pourquoi on veut pas la vendre, alors qu'on voulait pas l'acheter ? Les joueurs de la NFL, pourquoi ils veulent pas échanger leurs joueurs, même si c'est mieux pour eux ? Pourquoi les investisseurs veulent pas vendre leurs actions, alors qu'ils savent que le prix a baissé, et qu'ils achèteraient pas ces actions au prix actuel ? Il y avait plein d'exemples que la théorie économique expliquait pas. "L'effet de dotation, il est partout", disait Thaler. Maintenant, il pensait à l'économie comme il pensait au Monopoly quand il était petit : c'était ennuyeux, mais c'était pas obligé. L'économie, c'était censé étudier une partie des gens, mais en fait, elle s'intéressait plus aux gens. "C'est plus intéressant de penser à ces problèmes que d'étudier l'économie", disait-il.

Quand il a partagé ses découvertes avec les économistes, ils ont réagi froidement. "Ils disaient toujours : 'Les gens se trompent de temps en temps, on sait ça, mais ces erreurs, c'est des exceptions, et le marché va les corriger'", racontait Thaler. Il croyait plus à ça. Sa liste, et son enthousiasme pour ce sujet, ont fait qu'il s'est pas fait beaucoup d'amis à Rochester. Un professeur d'économie à Rochester disait : "Il s'est fait des ennemis, et il savait pas comment les gérer. Si tu parlais d'un sujet avec lui, il disait : 'C'est une idée stupide'. Un professeur connu demandait pourquoi c'était stupide, mais les autres lui en voulaient."

Rochester lui a pas proposé un poste permanent. En 76, en participant à une conférence sur la façon de donner un prix à la vie, Thaler avait pas un futur clair. Un participant a écouté son argument original, et il lui a dit de lire un article de Daniel et Amos dans "Science", qui essayait aussi de montrer les comportements illogiques des gens. En rentrant, Thaler a trouvé "Jugement dans l'incertitude" dans un vieux numéro de "Science". Il était super content après avoir lu ça. Il a trouvé tous les articles que Daniel et Amos avaient écrits. Thaler disait : "Je me souviens encore comment je me sentais en lisant les articles, c'était comme trouver une mine d'or. J'ai même pensé pourquoi j'étais si excité, et j'ai compris qu'ils disaient une idée importante : les biais systématiques." Si les erreurs des gens sont systématiques, on peut pas les ignorer. On peut pas utiliser les comportements logiques pour effacer les comportements illogiques. Les gens peuvent faire des erreurs systématiques, et le marché aussi.

Thaler a demandé à quelqu'un de lui envoyer une copie de "Théorie de la valeur". Il a vite compris le truc : C'était comme un camion qui arrivait à toute vitesse, et qui explosait le monde de l'économie avec des idées de psychologie. La logique était super forte. Les auteurs expliquaient les comportements illogiques des gens, et ils utilisaient le langage que les économistes comprenaient. Une partie de la liste de Thaler était dedans, mais il y avait des exceptions. Mais c'était pas grave. Cet article a fait un trou dans le mur de la théorie économique, et ça a permis à la psychologie de rentrer. "C'est ça qui est incroyable avec cet article, il a mis la psychologie dans les maths. Les économistes pouvaient utiliser cet article pour prouver qu'ils existaient. Il montrait les gens en profondeur", disait Thaler.

Avant, Thaler avait pas confiance en lui. "Si c'était pas pour eux, j'aurais peut-être pas continué dans ce domaine", disait-il. Après avoir lu tous les articles des deux psychologues israéliens, il avait une autre sensation. "J'ai compris que je devais réfléchir à certains trucs. Et je l'ai fait". Il a décidé de transformer sa liste en un article. Au moment où il allait commencer, il a vu l'adresse du département de psychologie à l'université hébraïque, et il a écrit une lettre à Amos Tversky.

Les économistes écrivaient plutôt à Amos, parce qu'ils le connaissaient mieux. Sa logique était comme celle d'un économiste, elle était même plus forte. Ils voyaient que c'était un génie. Pour la plupart des économistes, Daniel était un peu bizarre. Un professeur d'économie à Harvard disait : "Quand ils écrivaient des articles ensemble, on avait l'impression que Daniel disait : 'Tu sais Amos, quand j'ai acheté ma voiture, j'ai proposé 38 000 dollars, le vendeur a dit 38 900, j'ai dit oui ! J'ai bien fait ?' Et Amos répondait : 'On va écrire ça'". Pour les autres économistes, Amos était comme un anthropologue. Il étudiait une tribu qui était moins logique que lui, et Daniel venait de cette tribu. Une fois, un économiste américain s'est plaint de "Théorie de la valeur", il disait qu'il fallait pas montrer les gens comme ça. Amos a répondu : "Je suis d'accord avec toi, je pense que c'est parfois stupide ou faux de faire ça, mais ça veut pas dire que ça existe pas. On peut pas nier la théorie de la vision juste parce qu'il y a des illusions d'optique. De la même façon, on peut pas nier "Théorie de la valeur" juste parce qu'elle montre que les gens font des choix illogiques."

Daniel disait qu'il avait pas compris que leur théorie allait influencer un domaine qu

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