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Calculating...

Alors, euh, bon, on va parler un petit peu de fascisme et de nazisme. Tu vois, c'est... c'est un sujet un peu lourd, mais euh, voilà, faut bien qu'on en parle.

Il y avait cet écrivain russe, Soljenitsyne, qui disait, euh, je crois que ça résume assez bien le truc, hein. Il disait que, en gros, les méchants de Shakespeare, ils s'arrêtaient à une douzaine de cadavres, parce qu'ils avaient pas d'idéologie. Et c'est vrai, quoi! L'idéologie, c'est ça qui donne une justification aux actes les plus horribles, qui donne une espèce de... de force, de détermination à celui qui les commet. Ça permet de voir ses actes comme quelque chose de bien, au lieu de quelque chose de mal, tu vois? Et du coup, au lieu de se faire insulter, ben, on reçoit des louanges, des honneurs. Soljenitsyne disait, grâce à l'idéologie, le 20ème siècle a connu le mal à une échelle de millions, quoi. Et on ne peut pas l'ignorer, on ne peut pas faire comme si de rien n'était.

Il parlait de l'Inquisition, qui se justifiait avec le christianisme, des conquérants, avec la grandeur de la patrie, des colonisateurs, avec la civilisation, des nazis, avec la race, et même des Jacobins, pendant la Révolution française, qui se justifiaient avec l'égalité, la fraternité, le bonheur des générations futures. Alors, l'idée, c'est de voir un futur utopique, un futur parfait, et de penser qu'on peut l'atteindre, que nos actions, même si elles sont dures, même si elles sont cruelles, peuvent nous rapprocher de ce futur rêvé. C'est ça, en fait, la malédiction de l'idéologie, quoi. C'est de se dire qu'on peut justifier l'horreur au nom d'un idéal, tu vois?

Et puis, bon, l'histoire économique, elle est pas immunisée contre ça, hein. Parce que les historiens de l'économie, ben, ils sont pas immunisés non plus. Les chiffres, les indicateurs, on peut leur faire dire plein de choses différentes. Mais bon, comme disait Soljenitsyne, y'a quand même des limites. On peut pas nier, on peut pas ignorer des meurtres à l'échelle de dizaines de millions de personnes. On peut pas ignorer des catastrophes économiques qui ont entraîné la mort de millions de gens, à cause de la famine, par exemple. Ces idéologies terribles du 20ème siècle, c'est une lecture difficile, mais c'est nécessaire. Ça dégonfle les idéologies politiques et économiques.

Entre les deux guerres, y'avait trois grandes idéologies qui s'affrontaient, qui voulaient refondre l'économie et la société. Y'avait, d'abord, euh, le marché, tu vois, l'idée que le marché donne, le marché reprend, béni soit le nom du marché. Et il fallait modifier l'ordre d'avant la Première Guerre mondiale pour qu'il soit plus fort. Le problème, c'est que ce mot "béni", quand tu le croises avec le darwinisme social, ça devient dangereux. Je sais pas, tu vois, Andrew Carnegie, le magnat de l'acier, disait que le prix que la société paie pour la loi de la compétition est élevé, mais qu'on ne pouvait pas l'éviter, et que c'était bon pour la race, parce que ça assurait la survie des plus aptes. En gros, même le mauvais côté du marché, il fallait le voir comme quelque chose de bien, quoi.

Ensuite, y'avait le socialisme réel de Lénine et Staline. Une autre idéologie qui voulait refondre l'économie, en éliminant le marché, parce que, selon eux, c'était la racine de tout le mal. Ça empêchait d'utiliser l'abondance de l'industrialisation pour construire une utopie.

Au début du 20ème siècle, c'était pas évident que le socialisme réel allait faire autant de morts. Y'avait beaucoup de gens qui auraient misé sur la troisième idéologie: le fascisme. C'était une idéologie terrible, destructrice. Et si les autres, les pragmatiques, les socialistes, les adorateurs du marché, les libéraux, s'étaient pas unis pour l'arrêter, ben, elle aurait gagné. Les 50 millions de morts causés par les mouvements fascistes, c'était juste un amuse-bouche comparé à ce que les fascistes voulaient faire au monde.

Le fascisme, c'était aussi une idéologie qui voulait refondre l'économie. L'économie d'avant le fascisme, elle divisait les gens en classes. Y'avait des conflits d'intérêts. Mais le fascisme, il disait qu'il fallait un peuple uni, une politique de solidarité, un but commun. L'économie de marché, avec les patrons riches qui négocient avec les syndicats, ça pouvait pas créer cette unité. Et puis, il fallait redistribuer les ressources mondiales. Le problème, c'était pas qu'il y avait des classes prolétaires, pauvres, qui travaillent trop, c'était qu'il y avait des nations prolétaires, privées de ressources, de colonies, de terres. Le rôle d'un chef fasciste, c'était de faire en sorte que l'économie mondiale profite à son peuple, et pas à une élite mondiale de "cosmopolites sans racines".

Benito Mussolini, en Italie, c'était le chef du fascisme mondial, jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale. Il avait commencé comme rédacteur en chef d'un journal socialiste italien, Avanti!. Il avait poussé les ouvriers italiens en Suisse à faire une grève générale. Il s'était fait arrêter, expulser. Il avait milité pour le socialisme dans les régions alpines de l'empire austro-hongrois. Il avait protesté contre la conquête de la Libye par l'Italie. Bref, à la veille de la Première Guerre mondiale, c'était un des journalistes et hommes politiques socialistes les plus connus d'Italie.

Le 29 juillet 1914, le lendemain de la déclaration de guerre de l'Autriche-Hongrie à la Serbie, pendant que les armées se mobilisaient, les chefs socialistes européens se mobilisaient aussi. Ils se sont réunis à Bruxelles, pour une réunion de la Deuxième Internationale. Avant, en 1912 et 1907, ils s'étaient tous mis d'accord sur un truc: la classe ouvrière n'a pas de patrie. S'il y a une menace de guerre, il faut faire une grève générale. Les ouvriers doivent arrêter de travailler, arrêter les machines, bloquer les trains, fermer les usines d'armement. Après, les diplomates pourront faire leur boulot et maintenir la paix.

Mais ce jour-là, à Bruxelles, le chef socialiste autrichien, Victor Adler, il a dit que les ouvriers de Vienne étaient dans la rue, non pas pour manifester pour la paix, mais pour réclamer la guerre. Adler avait toujours dit qu'il valait mieux avoir tort avec la classe ouvrière que raison contre elle. Les socialistes autrichiens allaient soutenir leur empereur. En France, le président du Conseil des ministres, René Viviani, c'était un socialiste. Viviani a appelé les ouvriers français à défendre leur pays contre ceux que le socialisme considérait comme leurs camarades. Y'a qu'une poignée de chefs socialistes dans les pays en guerre qui se sont opposés à la guerre: Hugo Haase, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht en Allemagne, et Vladimir Lénine en Russie.

Les socialistes italiens, eux, ils étaient pas confrontés à ce dilemme. Ils avaient pas à choisir entre leurs principes pacifistes et un gouvernement qui poussait à la guerre au nom de la nation. En 1882, l'Italie avait formé une alliance militaire défensive avec l'Allemagne et l'Autriche. Le gouvernement italien a annoncé que l'Allemagne et l'Autriche étaient pas des défenseurs, mais des agresseurs. Du coup, l'Italie allait rester neutre. Les socialistes italiens ont applaudi le gouvernement.

Mussolini, par contre, il a été profondément ébranlé par ce qui s'était passé à Bruxelles, et par ce qu'il voyait dans les pays autour de lui. La Deuxième Internationale s'était effondrée face aux forces du nationalisme. "Je ne vois plus de partis, je ne vois plus que des Allemands", a déclaré l'empereur allemand, Guillaume II. Et il avait raison, à ce moment-là. Ça voulait dire quoi, que quand les choses sérieuses commencent, la classe ouvrière internationale se dissout, et que ce qui se cristallise, c'est les nations, au sein desquelles les divisions de classes s'effacent?

Les socialistes italiens que Mussolini connaissait et appréciait, ils ont pris le parti du nationalisme. Ils ont commencé à réclamer l'entrée en guerre aux côtés des Alliés, pour conquérir les régions italophones d'Autriche. "Cardi, Corridoni, la Rygier", il les a nommés, quoi. "Apologistes de la guerre! C'est une contagion qui n'épargne personne! Mais je veux tenir le rempart jusqu'au bout". Mais encore plus que ça, Mussolini, il voulait être le chef d'un mouvement de masse. Mussolini, c'était pas George Orwell, qui pensait qu'on avait le devoir d'aller contre la foule quand elle avait tort.

Alors, au troisième mois de la guerre, Mussolini a abandonné le rempart. Si les ouvriers italiens qu'il voulait diriger étaient d'abord nationalistes et ensuite socialistes, ben, il allait les rejoindre. À la fin de l'automne 1914, Mussolini avait tiré une leçon de l'effondrement de la Deuxième Internationale et de l'enthousiasme des classes ouvrières pour la guerre. La classe avait craqué sous une pression modérée, donc elle pouvait pas supporter le poids nécessaire pour un mouvement de masse fort et durable. Par contre, l'ethno-nation, elle, elle pouvait être assez forte.

Benito Mussolini était convaincu de l'insuffisance psychologique du socialisme marxiste. Il n'inspirait rien de comparable à l'enthousiasme nationaliste qu'il avait vu pendant la guerre. Les chefs socialistes semblaient pas capables de reconnaître que la solidarité était liée à la communauté nationale, pas à la classe internationale ou à l'humanité en général.

Être socialiste, ça semblait incompatible avec le fait de diriger un mouvement nationaliste de masse, et ça semblait être le seul type de mouvement possible. Alors, Mussolini a créé son propre journal, Il Popolo d'Italia, pour appeler à l'intervention aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne. Ses anciens camarades l'ont accusé d'avoir été corrompu par les services secrets français. (C'était peut-être pas le cas avant son changement, mais c'était sûrement le cas après. Ce qui importait aux Français, c'était de soutenir un mouvement italien qui voulait que l'Italie entre en guerre à leurs côtés). Le 24 novembre 1914, Mussolini a été exclu du Parti socialiste italien. Les ponts étaient coupés. Il était devenu un ex-socialiste. Il était devenu le chef d'un mouvement qui serait différent, et plus fort.

Mais quel genre de mouvement?

Au début, Mussolini avait juste un mot, "fascisme". Au début, il avait juste une observation: les classes ouvrières, c'était dur de les mobiliser pour une lutte interne, économique, avec des manifestations, des grèves, des votes, pour obtenir le respect et la fin de la pauvreté. Mais c'était facile de les mobiliser pour une guerre sanglante et destructrice, pour récupérer l'Alto Adige, le Trentin, le Frioul, Udine, Trieste. Les appels à une ethno-nation enracinée dans le sang et le sol poussaient les masses à agir d'une manière que les appels à des idéaux abstraits, à des principes moraux, à une solidarité universaliste ne pouvaient pas faire. Alors, Mussolini a tâtonné pour élaborer sa doctrine. Et beaucoup l'ont suivi depuis.

Au cœur du fascisme, y'avait un mépris des limites, surtout celles qui sont imposées par la raison. Y'avait une croyance que la réalité pouvait être changée par la volonté. Y'avait une exaltation de l'affirmation violente de cette volonté, comme l'argument ultime. Au cœur du fascisme comme idéologie, y'avait une critique: le capitalisme industriel semi-libéral et le gouvernement parlementaire avaient eu leur chance, et ils avaient échoué. Les échecs étaient manifestes, et liés entre eux. L'idéologie était secondaire, mais elle était importante. Pourquoi quelqu'un choisirait de soumettre sa volonté à celle d'un chef fasciste? Il fallait que l'idéologie résonne avec lui. Alors, il faut regarder les échecs que le fascisme attribuait à l'ordre semi-libéral que les politiciens essayaient de reconstruire après la Première Guerre mondiale. Et faut pas se tromper, ces échecs étaient réels.

Le premier, c'était un échec macroéconomique: le capitalisme semi-libéral n'avait pas réussi à garantir un emploi élevé et une croissance économique rapide.

Le deuxième, c'était un échec de la répartition des richesses: soit le capitalisme semi-libéral enrichissait les riches pendant que les autres restaient pauvres, soit il ne préservait pas un écart de revenus suffisant entre la petite bourgeoisie éduquée et le prolétariat industriel non qualifié. Il pouvait pas gagner. Soit la répartition des richesses était trop inégalitaire, soit elle ne l'était pas assez. Et le fait que cette accusation de pas assez inégalitaire comportait une distinction ethno-raciale-religieuse implicite ou explicite (trop d'égalité avec les Juifs, les Polonais, les Slaves, ou toute autre minorité) lui donnait encore plus de pouvoir pour inspirer les masses nationales.

Le troisième échec, c'était un échec moral: l'économie de marché réduisait toutes les relations humaines (ou en tout cas beaucoup de relations humaines) à des transactions commerciales impersonnelles. "Tu fais ça pour moi, et je te paye". Mais les gens sont mal à l'aise de se considérer comme des machines qui transforment leur argent en biens utiles, ou leur travail en argent. Les concours, les échanges de cadeaux, ça a plus de résonance psychologique. C'est plus satisfaisant de recevoir un cadeau, ou de gagner un prix, que d'acheter la même chose. C'est plus satisfaisant de recevoir des applaudissements pour sa performance que de payer une claque. C'est plus inspirant de suivre un chef que d'être payé pour rejoindre une foule. En ignorant et en essayant de supprimer ces dimensions, la société de marché déshumanise une grande partie de la vie.

Le quatrième échec, c'était un échec de la solidarité et de la reconnaissance: l'ordre semi-libéral n'a pas reconnu que tout le monde (c'est-à-dire tous les citoyens liés par une culture et vivant dans un territoire donné) était dans le même bateau, que les habitants d'une nation ethnique avaient des intérêts communs qui étaient beaucoup plus forts que les intérêts individuels. Du coup, la politique économique devait être faite en mode "syndicaliste" ou "corporatiste". Ça voulait dire que l'État devait jouer le rôle de médiateur entre les employeurs et les syndicats, et qu'il devait taper du poing sur la table si nécessaire pour s'assurer que les employeurs et les syndicats faisaient ce qu'il fallait. C'était pas les forces du marché, mais le gouvernement, qui fixait le prix du travail et la quantité d'emplois. C'était trop important pour la société pour être déterminé par la répartition des richesses et le fonctionnement du marché.

Le cinquième échec, c'était un échec du gouvernement: l'économie semi-libérale était imparfaite, mais le gouvernement semi-libéral l'était aussi. Les parlements étaient incompétents, crétins. Ils étaient composés soit de gens qui ne pensaient qu'à leur carrière, sans initiative, de distributeurs de faveurs à des groupes d'intérêts particuliers, soit de champions idéologiques qui ne se souciaient pas de l'intérêt général, mais de ce qui faisait plaisir à leur petit groupe de supporters. Ce dont le pays avait besoin, c'était un chef fort, qui disait ce qu'il pensait et qui faisait ce qu'il fallait, sans se soucier des normes ou des convenances.

Ces échecs ont provoqué un mécontentement qui a fini par exploser. Donner une forme et une direction à ce mécontentement, ça a permis de définir les deux premiers points du programme fasciste.

L'affirmation nationaliste, c'est devenu le premier point du programme de Mussolini. Il voulait que l'Italie soit "respectée". Il voulait que la frontière italienne soit déplacée vers le nord, dans les Alpes, et vers l'est, dans ce qui allait devenir la Yougoslavie. Jusqu'où? Le plus loin possible. L'anti-socialisme, c'est devenu son deuxième point: en gros, recruter des bandes de jeunes voyous et les envoyer dans les rues pour tabasser les socialistes et perturber les organisations ouvrières.

Le "corporatisme", ou le remplacement de l'anarchie du marché par une forme de planification administrée par le gouvernement, au moins pour les salaires et les revenus, c'est devenu son troisième point. Le fascisme allait valoriser le travail et les professions, et pas seulement en fonction de ce que le marché était prêt à payer.

Et pour que les gens se tiennent à carreau, c'est-à-dire qu'ils subordonnent leurs intérêts de classe à leurs intérêts ethno-nationaux, il fallait un chef fort: Mussolini. C'était moins un point du programme qu'une condition préalable. Les gens n'avaient pas d'intérêts que les politiciens devaient satisfaire. Au contraire, il fallait que les gens soient guidés et qu'on leur donne un but national, en leur disant quels étaient leurs intérêts. Les chefs ne devaient pas écouter et obéir, mais parler et commander.

Est-ce que ce truc qu'on appelle le "fascisme", c'était quelque chose de réel, ou c'était juste une arnaque?

C'était peut-être juste un tour de passe-passe. Un mouvement politique normal, c'est basé sur des groupes d'intérêts qui considèrent que leur bien-être fait partie d'une bonne société, qui ont une vision de la façon dont le monde fonctionne et qui proposent des mesures pour améliorer ce bien-être, et qui essaient de former des alliances pour mettre en œuvre ces mesures. Le fascisme, c'était pas un mouvement politique normal.

Pour prendre le pouvoir, Mussolini, il devait se présenter comme le prophète d'une nouvelle idéologie. Il avait besoin d'une doctrine pour cacher son despotisme personnel. Il avait besoin de maintenir ses adversaires divisés et déséquilibrés. Le fascisme, c'était opportuniste, et le principe du chef permettait de masquer les contradictions. De ce point de vue-là, le fascisme, ça a toujours été une arnaque menée par des escrocs. Le but de celui qui fait la promotion du fascisme, c'est de devenir un chef, pour gagner du statut, de la richesse et du pouvoir. Pour ça, Mussolini, il devait trouver des gens qui voulaient être guidés. Et après, il devait engager une négociation psychologique délicate avec eux, pour savoir où ils voulaient être menés. Après seulement, il pouvait les subjuguer, et ensuite les détrousser.

On pourrait dire que le plus grand tour de passe-passe de Mussolini, c'est d'avoir convaincu le monde, ou au moins une grande partie de l'Italie, que lui et le fascisme, c'était du sérieux. Au début, les politiciens italiens ont essayé tour à tour de réprimer et de s'allier avec le fascisme. En 1922, après avoir remporté quelques succès électoraux, Mussolini a menacé de rendre l'Italie ingouvernable par la violence politique à grande échelle, à moins d'être nommé Premier ministre. Le roi l'a nommé Premier ministre. De là, il est devenu le dictateur de l'Italie: Il Duce, ou "Le Chef". Par des assassinats, des emprisonnements et des manœuvres politiques, il est resté au sommet de l'Italie jusqu'à l'arrivée des armées alliées occidentales, britanniques et américaines, en 1943.

Mais même si le "fascisme" était désorganisé, contradictoire, confus et vague, la plupart des mouvements politiques ont ces défauts. Quand on forme une coalition ou un parti, le but c'est de maintenir les amitiés et les alliances en floutant les différences et en évitant la clarté conceptuelle. Les deux ont tendance à diviser les partisans.

Le fascisme prétend être quelque chose de réel, et ça repose sur un fait incontestable: au 20ème siècle, il a eu trop de partisans pour n'être qu'une illusion, même si la plupart des fascistes étaient plus clairs sur ce contre quoi ils étaient que sur ce pour quoi ils étaient. Y'a six éléments qu'on retrouve dans les régimes qui se disaient "fascistes": un chef qui commande au lieu de représenter, une communauté unie par des liens de sang et de sol (et qui rejette et dégrade ceux qui ne font pas partie de la communauté), une coordination et une propagande, un soutien à au moins certaines hiérarchies traditionnelles, une haine des socialistes et des libéraux, et presque toujours, une haine des "cosmopolites sans racines", ce qui, dans leur vision antisémite du monde, voulait dire les Juifs et les gens qui agissaient comme des Juifs, d'une manière ou d'une autre.

Le fascisme était aussi souvent considéré comme la seule option possible. C'est sûr que si on n'approuve pas la démocratie libérale, ou si on a peur du socialisme et qu'on pense que la démocratie libérale va forcément mener au socialisme, une fois que la classe ouvrière aura compris sa force de vote. Pour beaucoup de gens après la Première Guerre mondiale, il était clair qu'il était impossible de restaurer l'Ancien Régime. Alors, pour beaucoup d'anti-socialistes, le fascisme apparaissait comme le seul choix possible. La monarchie, c'était fini. L'aristocratie de naissance, c'était fini. La théocratie, c'était fini. La ploutocratie avait du mal à garder une base populaire. Le fascisme, c'était ça. Et beaucoup de gens étaient (et sont) prêts à l'approuver et à le soutenir.

Si on vivait entre les deux guerres et qu'on regardait les gouvernements européens et latino-américains, on pouvait facilement être convaincu que le fascisme, c'était l'avenir. Presque partout, la démocratie était en recul, incapable de résoudre les problèmes économiques de la Grande Dépression ou de résoudre les conflits sociaux. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, les démocraties dans le monde étaient rares: la Grande-Bretagne et ses dominions (Australie, Nouvelle-Zélande, Canada, et peut-être l'Afrique du Sud), les États-Unis (si on était blanc), l'Irlande, la France, les Pays-Bas (Belgique, Hollande, Luxembourg), et la Scandinavie (Finlande, Suède, Norvège, Danemark). C'était tout. Partout ailleurs, y'avait des gouvernements autoritaires, non démocratiques ou anti-démocratiques, de gauche ou de droite.

En Allemagne, après la Première Guerre mondiale, les supporters du Parti socialiste allemand étaient appelés les Sozis, les deux premières syllabes de Sozialist. Pour une raison quelconque, les Bavarois se moquaient des gens qui s'appelaient Ignatz. C'était un nom qu'on utilisait pour désigner un péquenaud, quelqu'un de rural, de bête, de maladroit. Y'avait un diminutif pour Ignatz: Nazi. Alors, les ennemis politiques d'Adolf Hitler et de son Parti national-socialiste des travailleurs allemands, en Bavière, dans les années 1920, ont commencé à les appeler les "Nazis". Le nom est resté.

Quand Adolf Hitler a pris le pouvoir en 1933 et l'a consolidé en 1934, il était populaire, avec raison. L'Allemagne s'était remise de la Grande Dépression relativement rapidement, une fois qu'Hitler avait pris le pouvoir et avait rompu avec l'orthodoxie monétaire et budgétaire. Avec la Gestapo pour réprimer les revendications de salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail, ou le droit de grève, et avec une forte demande du gouvernement pour les travaux publics et les programmes militaires, le chômage a baissé dans les années 1930. La Grande Dépression, en Allemagne, avait été la plus grave du monde, à part aux États-Unis. La reprise, en Allemagne, a été la plus rapide, à part au Japon et en Scandinavie.

Hitler, au pouvoir en temps de paix, semble s'être concentré sur la relance de l'emploi et la construction d'armes, et pas sur l'augmentation de la capacité industrielle et de la richesse nationale. Construire des autoroutes nationales, oui, mais pas en reliant des villes ou des ressources à l'industrie, mais en commençant par là où ça serait vu par le plus de monde possible. L'efficacité politique et la capacité militaire étaient les priorités.

L'efficacité politique, on comprend. Le mouvement nazi était toujours un mouvement minoritaire. Même à son apogée, il ne pouvait obtenir une majorité au Reichstag, le parlement, qu'en excluant les députés socialistes et communistes. Et même alors, ce parlement n'était prêt à voter pour donner à Hitler des pouvoirs d'urgence et dictatoriaux que dans la panique qui a suivi l'incendie "mystérieux" du Reichstag. En partie à cause de cette minorité-majorité, Hitler et son parti considéraient qu'il était prioritaire de construire un soutien politique plus fort. D'où les emplois, et au moins l'apparence d'un gouvernement qui construisait de grands projets d'infrastructure.

Mais les armes? Les armées? Pourquoi est-ce que c'était des priorités? On peut se tromper et commander une guerre mondiale. Mais pourquoi est-ce que quelqu'un commanderait deux guerres?

Hitler était pas d'accord. En fait, il avait plutôt bien aimé la Première Guerre mondiale.

Son expérience de la Première Guerre mondiale ne correspond pas à ce qu'une personne normale considérerait comme une "bonne guerre". Mais lui, il pensait que si.

Il s'est engagé, sans formation, dans l'armée bavaroise en août 1914, après avoir été rejeté par sa patrie autrichienne comme inapte au service militaire. En octobre, il a rejoint le 16ème régiment de réserve bavarois, ou régiment List (du nom de son premier commandant), qui faisait partie de neuf nouvelles divisions d'infanterie, largement non entraînées, qui ont été immédiatement jetées dans la bataille en urgence. Le 16ème a été envoyé à la Première Bataille d'Ypres, où les Allemands ont affronté les Britanniques, et c'est la première fois que le 16ème régiment de réserve bavarois a été mis à mal.

Les Allemands appelaient ça le Kindermord, la mort des enfants. C'est une référence à la Bible, au massacre des innocents de Bethléem par le roi Hérode, après la naissance du Christ. Peut-être que l'analogie est juste: au total, 40 000 Allemands sur 90 000 ont été tués ou blessés en vingt jours. A la fin de la bataille, sur les 250 hommes de la compagnie d'origine du 16ème, seuls 42 étaient vivants, sortis de l'hôpital et aptes au service.

Le régiment List, comme beaucoup d'autres pendant la Première Guerre mondiale, a suivi un schéma prévisible: inexpérimentés, ils étaient envoyés au combat, où ils étaient décimés, une bonne partie était éliminée, une petite partie était regroupée, et on recommençait. Le régiment List a été sacrifié encore et encore, dans les batailles de la Somme (1916), de Fromelles (1916), d'Arras (1917), et de Passchendaele (1917). Les pertes ont été horribles, des centaines de milliers de morts à chaque bataille. Hitler a été blessé à la cuisse en 1916 par un obus qui a explosé à l'entrée de son abri. Il a été hospitalisé pendant deux mois. Il a ensuite été affecté aux réserves, derrière la ligne, à Munich. Il ne supportait pas ça. Avec ses camarades au front, il a supplié d'être rappelé. Son vœu a été exaucé. Il a ensuite été (temporairement) rendu aveugle et muet par une attaque au gaz britannique en octobre 1918. Il a passé les 25 derniers jours de la guerre à l'hôpital.

Pourtant, ces expériences ne l'ont pas dégoûté de la guerre.

Hitler a été démobilisé et laissé à l'abandon. Malgré son dévouement, sa conduite n'avait pas été telle qu'il faisait partie des soldats que l'état-major voulait garder dans l'armée en temps de paix. Mais le major Karl Mayr, du service de renseignement de l'armée, l'a recruté comme agent secret à la mi-1919. Mayr l'a envoyé espionner les socialistes. Un petit groupe socialiste qu'il a été envoyé espionner, c'était le Parti des travailleurs allemands d'Anton Drexler. Drexler trouvait qu'Hitler était "un petit homme absurde". Mais il était aussi impressionné par sa capacité à parler. Drexler a invité Hitler à rejoindre son parti en septembre 1919.

Le parti de Drexler est devenu le Parti nazi cinq mois plus tard, quand "national" et "socialiste" ont été ajoutés à son nom, "national" avec le soutien enthousiaste d'Hitler, et "socialiste" contre son gré. L'idée, c'était que le changement de nom pourrait attirer des Allemands qui cherchaient une réunion socialiste. Comme les nazis, comme les socialistes, recrutaient parmi les groupes pour qui le système ne marchait pas, ces nouveaux venus pouvaient rester. Plus tard, il était trop tard pour changer le nom du parti. Et à ce moment-là, c'était devenu le parti d'Hitler avant tout.

On peut avoir un aperçu de ce que représentait le parti d'Hitler en regardant comment il a traité les hommes qui ont permis à Hitler de se lancer.

En 1921, Hitler a fini par pousser celui qui l'avait invité dans le parti, et qui l'avait ensuite encadré, Anton Drexler, hors de la direction du parti nazi. Drexler a démissionné du parti en 1923. Dans Mein Kampf, publié en 1925, des années après que Drexler ait fait tout ce qu'il pouvait pour son protégé, Hitler a décrit Drexler comme "un simple ouvrier, pas très doué pour parler, et pas un soldat". Il a ajouté qu'il était "faible et incertain", "pas un vrai chef", et "pas assez fanatique pour porter le mouvement dans son cœur" ou "pour utiliser des moyens brutaux pour vaincre l'opposition à une nouvelle idée". Drexler est mort de causes naturelles dans la ville bavaroise de Munich en 1942. Il s'en est tiré plutôt bien.

L'homme qui a recruté Hitler pour espionner le parti de Drexler, Karl Mayr, avait commencé à droite et avait progressivement viré à gauche. En 1925, il a rejoint le Parti socialiste, où il a dirigé une partie des voyous paramilitaires de rue de gauche. En 1933, après qu'Hitler ait pris le pouvoir dictatorial, Mayr s'est enfui en France. Quand les nazis ont conquis la France en 1940, il était sur la liste de la Gestapo. Il a été envoyé d'abord au camp de concentration de Sachsenhausen, puis à celui de Buchenwald. Il y a été assassiné le 9 février 1945.

On peut comprendre l'essentiel de ce que représentait le nazisme en comprenant l'appréciation d'Adolf Hitler pour le travail de l'économiste Thomas Robert Malthus, du début du 19ème siècle.

Ça fait des chapitres qu'on a pas croisé Malthus, le pessimiste qui prédisait que la population humaine allait dépasser les ressources alimentaires. Quand les gens et la nourriture étaient déséquilibrés, trop de gens pour pas assez de nourriture, Malthus disait que la nature ou l'humanité allaient corriger le tir. Ça prendrait la forme de guerres, de famines, de maladies, de morts, ou d'une "contrainte morale", avec des mariages tardifs, des rapports sexuels peu fréquents soutenus par une foi religieuse forte.

On sait que Malthus a bien décrit la vie avant son époque, mais il s'est trompé sur la suite de l'histoire. Le développement de la science, de la technologie et de l'industrialisation a fait disparaître le "démon malthusien".

Hitler, lui, a tiré des leçons différentes de Malthus. Le piège malthusien, avec une bonne dose de darwinisme social, était utile pour penser à la politique étrangère. "L'Allemagne", écrivait-il dans Mein Kampf, "a une augmentation annuelle de population de près de neuf cent mille âmes. La difficulté de nourrir cette armée de nouveaux citoyens doit croître d'année en année et finir par une catastrophe".

Hitler voyait quatre options. La première, c'était le contrôle des naissances pour réduire la croissance de la population. Mais Hitler considérait que toute limitation du nombre d'Allemands affaiblissait la race allemande. La deuxième, c'était d'augmenter la productivité agricole, mais il considérait que c'était voué à l'échec, pour la même raison que Malthus: la loi des rendements décroissants. La troisième, c'était d'acheter de la nourriture à l'étranger en "produisant pour les besoins étrangers par l'industrie et le commerce". Hitler jugeait cette option "malsaine". Et puis, il considérait que c'était irréaliste: la Grande-Bretagne ne permettrait jamais à l'Allemagne de devenir la puissance industrielle et commerciale dominante sans se battre, et si elle pouvait brandir à nouveau l'arme de la faim, comme elle l'avait fait avec le blocus pendant la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne gagnerait.

Alors, il restait quoi? La quatrième voie: l'expansion territoriale. Hitler a écrit:

"Nous devons, froidement et objectivement, adopter le point de vue qu'il ne peut certainement pas être l'intention du Ciel de donner à un peuple cinquante fois plus de terre et de sol dans ce monde qu'à un autre. Nous ne devons pas laisser les frontières politiques obscurcir pour nous les frontières de la justice interne. La loi de l'auto-préservation entre en vigueur; et ce qui est refusé aux méthodes amicales, il appartient au poing de le prendre. Si la terre était désirée en Europe, elle ne pouvait être obtenue qu'aux dépens de la Russie, et cela signifiait que le nouveau Reich devait à nouveau se mettre en marche sur la route des cheval

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