Chapter Content
Euh, bon, alors, on va parler de ce qu'on appelait le "socialisme réellement existant", hein ? C'est un terme un peu barbare, mais… En gros, pour beaucoup de gens qui vivaient à cette époque, surtout après la crise de 1929, y'avait un sentiment, qui s'était installé, peut-être même avant la Première Guerre Mondiale, que le système économique mondial, mais aussi les systèmes politiques des différents pays, ben… ils avaient échoué, quoi. Ils arrivaient pas à ramener la prospérité d'avant, ils arrivaient pas à créer un monde meilleur pour les anciens combattants, et surtout, ils arrivaient pas à garantir un niveau d'emploi stable et élevé.
Au milieu des années 30, c'était flagrant, hein, que ces systèmes avaient pas réussi à assurer aux citoyens leurs droits fondamentaux, les droits de base, quoi. Ils arrivaient pas à donner aux gens un sentiment de sécurité dans une communauté stable. Ils arrivaient pas à leur garantir un emploi stable, et ils arrivaient pas à leur assurer un revenu qui corresponde à ce qu'ils pensaient mériter. Même les droits que le marché était censé protéger, comme le droit de propriété, ben… ça garantissait plus rien. Au contraire, la crise avait montré que même le droit de propriété, ça pouvait être remis en question dans une économie qui fonctionne mal. Les mouvements sociaux de l'après-guerre avaient montré que même le droit de propriété pouvait être remis en cause. Et puis, avec l'arrivée de la politique de masse, renforcée par la radio et la presse à scandale, ben… le respect des élites riches et de l'autorité, c'était plus qu'un souvenir. Bref, le vieux système marchait plus, quoi.
Et c'était quoi, ce "vieux système", hein ? Ce "vieil ordre" qui avait réussi à gérer la croissance économique et l'expansion des libertés individuelles entre 1870 et 1914 ? Ben, au mieux, c'était un truc pseudo-classique, parce que c'était pas si vieux que ça, et c'était pas vraiment basé sur la tradition. En fait, c'était un truc inventé par ceux qui avaient le pouvoir avant 1870, qui voulaient le garder, et qui avaient compris, comme le dit le prince Tancredi dans *Le Guépard*, *« Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change. »*… Tu vois le genre ?
Et puis, c'était seulement semi-libéral, parce que les pressions pour laisser les forces du marché jouer plus librement étaient résistées, et chaque "libéralisation" de l'économie était une lutte acharnée, longue et souvent inachevée, surtout si ça risquait de nuire à la richesse des riches et des nobles. Oui, y'avait des pressions pour qu'on juge les gens comme égaux, en fonction de leur richesse, mais ça voulait dire que la richesse pouvait te donner accès à une élite sociale, à des réseaux et à un statut supérieur.
Ce pseudo-classicisme semi-libéral, ça restait un idéal pour beaucoup dans les années 20, et pour quelques-uns même dans les années 30. Revenir en arrière, annuler les changements de l'époque de la Première Guerre Mondiale et de la Grande Dépression, et revenir à ce "vieil ordre", c'était le désir d'une coalition politique et gouvernementale importante, mais en déclin, dans l'hémisphère nord. Jusqu'à son dernier jour au pouvoir, Herbert Hoover, il essayait d'obliger son successeur à équilibrer le budget et à maintenir l'étalon-or.
Mais au milieu des années 30, ceux qui croyaient encore à ce retour en arrière, ben… ils étaient de moins en moins nombreux, et ils avaient de moins en moins confiance. Pendant la crise, rares étaient ceux qui pensaient que la libéralisation des marchés pouvait apporter assez de croissance économique et de redistribution pour empêcher les groupes les plus puissants de la société de vouloir renverser la table. Pour beaucoup, il valait mieux rejoindre le camp des gagnants que de soutenir des tentatives de reconstruire un système qui, de toute évidence, ne marchait pas.
Alors, quelles étaient les alternatives ? Ben, d'un côté, il y avait le fascisme, une idéologie nouvelle, et de l'autre, le socialisme, inspiré de Marx, Engels et compagnie. Le fascisme, c'était quelque chose de visible, de concret. On pouvait le juger à ses résultats. Le socialisme, par contre, c'était l'interprétation d'un rêve. Tout le monde était d'accord pour dire que la réalité, sur le terrain, était loin de ce qu'elle aurait dû être, et de ce qu'elle pourrait être un jour.
Le régime de Lénine, c'était la première fois que des disciples de Marx prenaient le pouvoir, avec l'envie de concrétiser le rêve de Marx sur terre : le "socialisme réellement existant", mis en place grâce à ce qu'ils appelaient la "dictature du prolétariat". Le mot "dictature", ça voulait dire, pour celui qui avait inventé l'expression, Joseph Weydemeyer, et pour Marx et Engels, la suspension temporaire des contre-pouvoirs, des procédures, des institutions établies, pour que le gouvernement puisse faire les changements nécessaires et gouverner vraiment, même avec violence si nécessaire, pour vaincre l'opposition réactionnaire. Au début, c'était la même chose pour Lénine.
Mais au service de qui, ce gouvernement ?
Pour Lénine, ce pouvoir concentré devait être exercé au service du prolétariat. Pourquoi pas simplement une dictature du peuple, une démocratie ? Parce que, selon Lénine, toutes les classes non-prolétariennes de la société avaient des intérêts égoïstes. Leur donner du pouvoir politique pendant la dictature post-révolutionnaire ne ferait que ralentir le progrès inévitable de l'histoire. Un progrès vers l'utopie, vers le vrai socialisme.
Je pense pas vous surprendre en vous disant que le socialisme réellement existant, entre les mains de ses disciples, est devenu l'une des idéologies totalitaires les plus sanglantes du vingtième siècle. Le reconnaître, ça peut et ça doit nous aider à nous concentrer.
Avant qu'il existe vraiment, le "socialisme", ça pouvait vouloir dire beaucoup de choses, des choses différentes du système créé par Lénine et consolidé par Staline. En Europe occidentale et en Amérique du Nord, pendant la Première Guerre Mondiale, la plupart de ceux qui se disaient "socialistes" pensaient que dans une bonne société, il devrait y avoir beaucoup de place pour l'initiative individuelle, pour la diversité, pour la décentralisation des décisions, pour les valeurs libérales, et même pour la propriété privée dans certains secteurs. La vraie liberté, c'était ça le but. Éliminer l'inégale distribution des revenus du capitalisme, qui enfermait la majorité des gens dans une vie de labeur, c'était l'objectif.
Pour la régulation des prix et la propriété publique, c'était une question empirique : privé là où ça marche, public là où c'est nécessaire. Et la plupart des gens faisaient confiance à la démocratie représentative et aux arguments rationnels pour régler les problèmes au cas par cas. Mais d'autres avaient une vision plus radicale, en voulant aller au-delà d'une économie de marché réformée, bien gérée et plus douce. C'est seulement quand Lénine a commencé à exercer le pouvoir que les gens ont commencé à découvrir les compromis que ça impliquait, un socialisme réellement existant qui voulait détruire le pouvoir du marché.
Lénine, ses disciples et ses successeurs partaient d'un principe de base : Karl Marx avait raison. En tout. S'il était bien interprété.
Marx se moquait des hommes d'affaires sérieux de son époque. Ils disaient avoir horreur de la révolution. Pourtant, selon Marx, ils étaient eux-mêmes les révolutionnaires les plus impitoyables que le monde ait jamais connus. La classe bourgeoise, comme l'appelait Marx, était responsable de la plus grande révolution (jusqu'à présent), et cette révolution avait changé la condition humaine. En mieux. Après tout, c'était la classe bourgeoise, les entrepreneurs et les investisseurs, avec l'économie de marché qui les opposait les uns aux autres, qui avait mis fin à la pénurie, au manque et à l'oppression qui avaient été le destin de l'humanité jusqu'alors.
Mais Marx voyait aussi un danger inévitable : le système économique créé par la bourgeoisie allait forcément devenir le principal obstacle au bonheur humain. Il pouvait créer de la richesse, mais il ne pouvait pas la distribuer équitablement. Avec la prospérité allaient forcément arriver des inégalités de richesse croissantes. Les riches deviendraient plus riches. Les pauvres deviendraient plus pauvres, et ils seraient maintenus dans une pauvreté d'autant plus insupportable qu'elle serait inutile. La seule solution, c'était de détruire complètement le pouvoir du marché sur les individus.
Si j'utilise les mots "inévitable" et "forcément", c'est pas pour faire de l'effet. L'inévitabilité, pour Marx et ses héritiers, c'était la solution à un défaut fatal. Marx a passé sa vie à essayer de rendre son argument simple, compréhensible et irréfutable. Il a échoué. Il a échoué parce qu'il avait tort. C'est faux de dire que les économies de marché produisent forcément des inégalités croissantes et une paupérisation croissante, en même temps qu'une richesse croissante. Parfois oui, parfois non. Et savoir si c'est le cas ou pas, ça dépend du gouvernement, qui a des outils assez puissants pour réduire ou augmenter la distribution des revenus et des richesses en fonction de ses objectifs.
Mais la pensée utopique, et la pensée dystopique d'ailleurs, a du mal avec le "parfois ceci, parfois cela", avec le "meilleur ou pire, selon les gouvernements et leurs décisions". "Inévitable", c'était la solution au défaut de l'incertitude. Alors, Marx a décidé de prouver que le système existant garantissait la dystopie : *« Plus le capital productif croît, plus la division du travail et l'application des machines s'étendent. Plus la division du travail et l'application des machines s'étendent, plus la concurrence entre les ouvriers s'étend et plus leurs salaires se contractent. La forêt de bras levés demandant du travail devient de plus en plus épaisse, tandis que les bras eux-mêmes deviennent de plus en plus minces. »* Marx était aussi persuadé que sa vision dystopique du capitalisme tardif ne serait pas la fin de l'histoire humaine. Ce système capitaliste sombre allait être renversé par un système qui nationaliserait et socialiserait les moyens de production. La domination de la classe bourgeoise, après avoir créé une société vraiment prospère, allait *« produire… avant tout… ses propres fossoyeurs. »*
À quoi ressemblerait la société après la révolution ? Au lieu de la propriété privée, il y aurait *« la propriété individuelle fondée sur… la coopération et la possession en commun de la terre et des moyens de production. »* Et ça se ferait facilement, parce que la révolution socialiste demanderait simplement *« l'expropriation de quelques usurpateurs par la masse du peuple »*, qui déciderait ensuite démocratiquement d'un plan commun pour *« l'extension des usines et des instruments de production appartenant à l'État ; la mise en culture des terres incultes, et l'amélioration du sol en général. »* Voilà, l'utopie.
Sauf que, évidemment, Marx avait tort.
Cette augmentation des inégalités, cette paupérisation et cette révolution socialiste inévitable, ça n'est tout simplement pas arrivé. Déjà, la paupérisation n'est pas arrivée, en tout cas en Grande-Bretagne, après 1850. Les inégalités avaient augmenté jusqu'à un pic en 1914 en Europe occidentale et en 1929 en Amérique du Nord. Mais le bond en avant de la croissance économique après 1870 a fait que les classes ouvrières du monde entier sont devenues de plus en plus riches que leurs prédécesseurs.
Que Marx se soit trompé, c'est pas surprenant. Il était un théoricien qui n'avait qu'un seul exemple d'industrialisation sur lequel s'appuyer, la Grande-Bretagne. Et en Grande-Bretagne, une partie importante et visible de la classe ouvrière était dans une situation plus mauvaise en 1840 qu'en 1790. Le chômage technologique était une réalité. La construction d'usines sombres et infernales dans le Lancashire a rendu les compétences rurales en tissage inutiles et a appauvri les populations. Il y a eu une période où une partie, voire une grande partie, de l'obscurcissement de Marx semblait plausible. En 1848, il était raisonnable de croire que le capitalisme de marché produisait forcément une distribution des revenus insupportable. En 1883, quand Marx est mort, une telle croyance était indéfendable. En 1914, la doctrine de la paupérisation inévitable était une doctrine, une affaire non pas de raison humaine, mais de pure foi transcendante.
Mais si Marx avait tellement tort, pourquoi alors dépenser autant d'encre sur lui ? Parce qu'il est devenu un prophète, et ses écrits sont devenus les textes sacrés d'une grande religion mondiale. C'est difficile (pour moi, en tout cas) de lire Marx sans penser à la Grande Voix entendue par Jean le Théologien, inspiré par les champignons hallucinogènes de l'île de Patmos, qui dit : *« Il essuiera toute larme de leurs yeux, et il n'y aura plus de mort, ni de deuil, ni de cri, ni de douleur, car les premières choses ont disparu. »* Le socialisme après la révolution était censé être le Paradis ici et maintenant : la Nouvelle Jérusalem descendue sur terre.
Parmi les disciples de Marx, il y avait un petit groupe d'individus, dont Lénine, Léon Trotsky et Joseph Staline. Il y en avait d'autres, comme Lev Kamenev et Nikolaï Krestinsky, qui complétaient le premier Politburo de l'Union soviétique, mais c'est un groupe assez petit pour qu'on puisse se demander ce qui se serait passé si des personnes différentes, avec des caractères et des opinions différentes, avaient fini par arriver au pouvoir. Ils n'y sont pas arrivés, et c'est peut-être parce que ces hommes n'étaient pas seulement des érudits et des journalistes, pas seulement des personnes incompétentes et pleines d'espoir, mais aussi suffisamment capables, opportuns et impitoyables.
Lénine et ses successeurs, jusqu'en 1990, ont pris au sérieux les doctrines de Marx le prophète. Et ils ont essayé de les rendre réelles. Mais ils n'étaient pas des dieux. Même s'ils ont dit : *« Que le vrai socialisme soit »*, ce qu'ils ont créé, c'est le socialisme réellement existant. C'était du socialisme dans le sens où il prétendait s'être approché le plus possible des espoirs de Marx et des autres socialistes, mais c'était aussi mis en œuvre dans la réalité, sur le terrain, dans des régimes qui, à leur apogée, ont gouverné peut-être un tiers de la population mondiale. Ce n'était pas une fantaisie utopique intellectuelle, mais un compromis nécessaire avec le désordre de ce monde. Le socialisme réellement existant, affirmaient ses propagandistes et ses apparatchiks, était aussi proche de l'utopie qu'il était possible d'atteindre.
Pendant la majeure partie de la carrière du socialisme réellement existant, Marx l'aurait probablement regardé avec consternation et peut-être avec dédain, un sort fréquent des prophètes. Pour exister vraiment, le socialisme devait s'éloigner de manière significative des prédictions (et des instructions) du prophète. Parce qu'il s'avère que non seulement il faut casser des œufs pour faire une omelette, mais que l'omelette qu'on finit par faire, et même le fait de savoir si ce qu'on fait peut être appelé une omelette, dépend beaucoup des œufs qu'on a sous la main. Et ça compte, parce que la Russie au début du vingtième siècle n'était pas l'endroit où les premiers théoriciens de ce qui est devenu le socialisme réellement existant avaient imaginé que le socialisme existerait pour la première fois. Et pour une bonne raison.
En 1914, la Russie était peut-être deux fois moins riche que les États-Unis et deux tiers aussi riche que l'Allemagne, et plus inégalitaire que les deux : disons 4 dollars par jour comme niveau de vie typique. L'espérance de vie à la naissance était à peine de trente ans, alors qu'en Europe occidentale, elle était de cinquante ans, et aux États-Unis de cinquante-cinq ans. Les classes riches et éduquées de Russie étaient dominées par des propriétaires terriens aristocratiques qui n'avaient aucun rôle sociétal fonctionnel. Les règles féodales de la seigneurie et du vassalage régissaient la grande majorité, plutôt que celles de la propriété privée, du prolétariat et de la bourgeoisie.
Tout en partageant peu de la Révolution industrielle de l'Occident, la Russie a absorbé les idées occidentales sur l'égalité devant la loi, les gouvernements tirant leurs pouvoirs justes du consentement des gouvernés, et la méritocratie et la fin des privilèges de statut de caste. Elles avaient afflué en Russie par Saint-Pétersbourg, la fenêtre sur l'Occident et la capitale portuaire sur la mer Baltique que Pierre le Grand avait construite des siècles auparavant. Parmi ce flux d'idées, il y avait celles de Marx et d'Engels.
En février 1917, le tsar est tombé. En octobre, le gouvernement provisoire a été renversé lors du coup d'État de Lénine. En décembre, Lénine a dissous l'assemblée constituante qui devait rédiger une constitution démocratique. Cela a laissé le Parti communiste de l'Union soviétique et son bureau politique aux commandes. Et être aux commandes était leur seul atout. Comme l'a écrit l'historien britannique Eric Hobsbawm : *« Lénine a reconnu… que tout ce qu'il avait pour lui, c'était le fait qu'il était… le gouvernement établi du pays. Il n'avait rien d'autre. »*
Une guerre civile brutale a suivi. Elle impliquait des partisans "blancs" du tsar, des autocrates locaux cherchant une indépendance effective, les partisans "rouges" de Lénine, et d'autres forces égarées, y compris des régiments japonais, une force expéditionnaire américaine, et une armée tchèque d'anciens prisonniers de guerre qui s'est retrouvée pendant un certain temps effectivement aux commandes de la Sibérie. Pendant trois ans, les concurrents, principalement blancs et rouges, se sont battus de part et d'autre sur une grande partie de la Russie.
Pour rester dans cette lutte, et pour avoir l'espoir de gagner, le gouvernement communiste avait besoin de faire appel aux compétences des anciens officiers de l'armée tsariste. Mais pouvait-on leur faire confiance ? Léon Trotsky, commissaire à la guerre, a trouvé la réponse : recruter les officiers et faire surveiller chacun d'eux par un commissaire politique idéologiquement pur qui devait signer chaque ordre et endoctriner les soldats dans le socialisme. Ce système de "double administration" pouvait être, et a été, appliqué à tout. C'était l'origine du modèle d'administration qui allait être commun dans toute la société soviétique : le parti surveille les technocrates pour s'assurer de leur obéissance (au moins aux formules du régime communiste). Et si les technocrates ne se comportent pas bien, le Goulag les attend.
Le premier impératif auquel le régime de Lénine était confronté était la survie. Mais le premier impératif que le régime pensait devoir affronter était l'élimination du capitalisme par la nationalisation de la propriété privée et la suppression des propriétaires d'entreprises de la gestion. Mais comment faire fonctionner l'industrie et la vie économique en l'absence de propriétaires d'entreprises, en l'absence de personnes dont les revenus et le statut social dépendent directement de la prospérité des entreprises individuelles, et qui ont les incitations et le pouvoir d'essayer de rendre et de maintenir productives et fonctionnelles les différentes parties de l'économie ? La réponse de Lénine était d'organiser l'économie comme une armée : de haut en bas, planifiée, hiérarchique, avec des sous-chefs promus, licenciés ou fusillés selon la façon dont ils atteignaient les missions que le haut commandement économique leur assignait.
C'est dans le contexte désespéré de la guerre civile russe que Lénine a tenté de mettre en œuvre le "communisme de guerre", un effort pour égaler le degré de mobilisation militaire de l'économie que, selon lui, l'Allemagne de la Première Guerre mondiale avait atteint.
Lénine avait été impressionné par ce qu'il avait vu de l'économie de guerre allemande, dirigée de manière centralisée. Il jugeait que la guerre avait montré que le capitalisme était *« pleinement mûr pour la transition vers le socialisme. »* Si l'Allemagne pouvait *« diriger la vie économique de 66 millions de personnes à partir d'une seule institution centrale »*, alors les *« masses non propriétaires »* pouvaient faire quelque chose de similaire si elles étaient *« dirigées par les travailleurs conscients de classe »* : *« Exproprier les banques et, en s'appuyant sur les masses, faire dans leur intérêt la même chose »* que faisait la machine de guerre allemande. Mais comment cela fonctionnait-il exactement ? Comment faire fonctionner une économie sans propriété privée et sans économie de marché ?
L'économie de guerre allemande de la Première Guerre mondiale, telle qu'elle était gérée par Walther Rathenau et compagnie à la Section des matières premières du ministère de la Guerre, commençait par le gouvernement vendant des obligations ou imprimant de l'argent et achetant les choses dont il avait besoin pour l'effort de guerre aux prix que le marché demandait. Cela plaisait aux producteurs : ils faisaient des profits.
Alors que les prix augmentaient et que les inquiétudes concernant les charges du financement de la dette grandissaient, le gouvernement allemand a commencé à imposer des contrôles des prix : nous vous paierons ce que nous vous avons payé le mois dernier, mais pas plus. Mais alors, les matériaux que le gouvernement voulait acheter ont commencé à être détournés vers l'économie civile. Alors, le gouvernement allemand a imposé un rationnement. Il a interdit l'utilisation de matériaux "stratégiques" pour des produits non militaires ou non prioritaires et a commencé à suivre les bilans matières. Des analystes ont fait correspondre les capacités de production aux utilisations, les flux monétaires pour les achats devenant simplement un outil comptable, et ont ensuite demandé aux autorités de planification de décider à quelles utilisations militaires certains matériaux devaient être affectés.
En Allemagne, le matériel de guerre, en particulier les munitions, en particulier les explosifs, ce qui signifiait les composés azotés, ont été les premiers à passer sous l'égide de la planification gouvernementale. Les produits alimentaires ont suivi. Les dépenses de guerre sont passées d'un sixième du revenu national à deux tiers. Bientôt, le gouvernement ne se contentait plus de gérer le mouvement des matières premières clés vers et à travers les usines, puis vers le front sous forme de produits finis, mais il ordonnait également que les usines soient agrandies et construites pour assurer une production de guerre supplémentaire.
C'est ainsi que l'Allemagne de la Première Guerre mondiale est devenue une inspiration pour le communisme de guerre en Union soviétique.
Le communisme de guerre en Union soviétique a commencé par la nationalisation des industries par le gouvernement ; il a ensuite ordonné que les industries nationalisées soient approvisionnées en matières premières à des prix fixes ; puis il a commencé à rationner l'utilisation de matériaux rares pour les projets non prioritaires. Et avec cela, l'économie planifiée centralement de l'Union soviétique a été lancée. Quelques produits clés étaient contrôlés par des bilans matières depuis le centre, des demandes étaient adressées aux directeurs d'usines depuis le centre, et les directeurs d'usines devaient alors se débrouiller, mendier, emprunter, troquer, acheter et voler les ressources au-delà de celles qui leur étaient affectées pour réaliser autant que possible le plan. C'était très inefficace.
C'était aussi très corrompu. Mais cela concentrait l'attention sur la production des produits que le centre considérait comme les plus prioritaires et auxquels, par le biais des bilans matières, il consacrait les ressources clés.
Le communisme de guerre a été un désastre agricole, le premier d'une longue série. La redistribution des terres par les paysans eux-mêmes (et bénie par le Parti bolchevique) a été très populaire. Mais le gouvernement avait besoin de nourriture pour les villes et les villages, et il s'est avéré que les paysans vivant à la campagne étaient beaucoup moins intéressés à livrer du grain en échange de luxes urbains que ne l'avaient été les propriétaires nobles, maintenant démis ou morts. Le gouvernement a essayé de réquisitionner de la nourriture. Les paysans ont caché le grain. Les ouvriers urbains affamés sont retournés dans les fermes familiales de leurs proches, où ils pouvaient être nourris. Les usines urbaines ont lutté avec les ouvriers sous-alimentés restants.
Il était peut-être inefficace, corrompu et même désastreux, mais le communisme de guerre a réussi à produire et à contrôler suffisamment de ressources, et l'Armée rouge dirigée par Léon Trotsky a réussi à trouver suffisamment d'armes et à gagner suffisamment de batailles, pour que les bolcheviks remportent la guerre civile russe.
Des personnes individuelles à des postes de décision particuliers se sont révélées influentes.
Lénine et les communistes ont remporté la guerre civile en partie grâce au talent de Trotsky pour organiser l'Armée rouge ; en partie parce que, bien que les paysans aient détesté les Rouges (qui confisquaient leur grain), ils ont détesté encore plus les Blancs (qui ramèneraient les propriétaires terriens) ; et en partie grâce au talent de Feliks Dzerjinski pour organiser la police secrète. Enfin, les communistes ont gagné parce que pendant la guerre civile, leur parti a adopté une impitoyabilité qui serait exercée non seulement contre la société en général, mais aussi contre les activistes au sein du parti lui-même. Une "économie de commandement" s'est avérée nécessiter une "politique de commandement".
Lénine était particulièrement bien placé pour mettre en œuvre cet ethos d'impitoyabilité. L'écrivain Maxime Gorki a rapporté qu'il avait dit qu'il aimait la musique de Beethoven, en particulier la Sonate Appassionata : *« J'aimerais l'écouter tous les jours… Quelles choses merveilleuses les êtres humains peuvent faire ! »* Cependant, la musique *« vous donne envie de dire des choses gentilles et stupides, et de caresser la tête des gens qui pourraient créer une telle beauté tout en vivant dans cet enfer ignoble. Et maintenant, vous ne devez caresser la tête de personne : vous pourriez vous faire arracher la main. Vous devez les frapper à la tête, sans aucune pitié, bien que notre idéal soit de ne pas utiliser la force contre qui que ce soit. Hm, hm, notre devoir est infernalement difficile. »*
Peut-être 10 millions des 165 millions de personnes de l'Empire russe sont mortes pendant la guerre civile russe : environ 1 million de soldats rouges, 2 millions de blancs et 7 millions de civils. Ces pertes s'ajoutent aux peut-être 7 millions de morts de la grippe espagnole, 2 millions de morts de la Première Guerre mondiale et 100 000 morts de la guerre russo-polonaise. En 1921, les niveaux de prospérité russes avaient chuté de deux tiers, la production industrielle avait baissé des quatre cinquièmes et l'espérance de vie était tombée à vingt ans. De plus, une grande partie de ce qui avait été la frange occidentale de l'empire tsariste s'était détachée. Un grand nombre de généraux et d'officiers tsaristes d'avant la Première Guerre mondiale étaient morts ou en exil. Et tout centre démocratique libéral ou social-démocrate avait été purgé, tant par les Blancs que par les Rouges. La majeure partie de l'empire tsariste d'avant la Première Guerre mondiale appartenait maintenant à Lénine, devenant l'Union des républiques socialistes soviétiques, ou URSS.
Le groupe relativement petit d'agitateurs socialistes qui s'étaient réunis sous la bannière de Lénine avant la révolution et avaient fait leurs armes pendant les années de guerre civile se retrouvait maintenant avec le problème de diriger un pays et de construire une utopie par le biais du socialisme réellement existant.
Ils ont commencé cette tâche avec une attente basée sur la foi de recevoir de l'aide. Parce que les sciences marxistes-engelsiennes du matérialisme dialectique et historique le leur avaient dit, Lénine et ses camarades s'attendaient avec confiance à ce que leur révolution en Russie soit suivie par d'autres révolutions communistes similaires dans les pays industriels plus avancés d'Europe occidentale. Une fois communistes, croyaient-ils, ces pays apporteraient une aide à la Russie pauvre et agraire, et permettraient ainsi à Lénine de rester au pouvoir alors qu'il guidait son pays vers un stade de développement industriel où le socialisme pourrait fonctionner comme Marx l'avait promis. Lénine fondait ses espoirs sur le pays le plus industrialisé d'Europe, avec le parti politique socialiste le plus important et le plus actif : l'Allemagne.
Une république communiste a brièvement exercé le pouvoir en Hongrie. Une autre a brièvement exercé le pouvoir en Bavière, dans le sud de l'Allemagne. Mais, au final, la révolution russe a été la seule à tenir. Le socialisme réellement existant à la fin de la Première Guerre mondiale s'est retrouvé sous la direction de Vladimir Lénine et confiné à un seul pays, bien qu'un très grand pays, dans lequel peu avaient imaginé qu'une forme quelconque de socialisme pourrait être tentée.
Initialement, la tentative a nécessité un recul par rapport au communisme de guerre et un passage à la "Nouvelle Politique Économique", qui nécessitait de laisser les prix monter et descendre, de laisser les gens acheter et vendre et s'enrichir, de laisser les directeurs d'usines gouvernementales faire des profits (ou être renvoyés), et de laisser une classe de marchands et d'intermédiaires se développer, comme ce que Keynes appelait des *« hors-la-loi tolérés. »* C'était un expédient. Du capitalisme, mais soumis au contrôle de l'État ; des entreprises d'État socialisées, mais gérées sur une base de profit. Et bien que la laisse ait rarement été tirée, elle est restée.
Une partie de l'expédient était due au fait que le gouvernement soviétique centralisé avait une emprise limitée. Même au milieu des années 1930, les planificateurs ne pouvaient suivre les bilans matières que pour une centaine de produits environ. Les mouvements de ceux-ci étaient en effet planifiés de manière centralisée. À l'échelle nationale, les producteurs de ces produits qui n'atteignaient pas leurs objectifs conformément au plan étaient sanctionnés. Sinon, les produits étaient échangés entre les entreprises et expédiés aux utilisateurs soit par le biais de transactions standard de marché au comptant, soit par le biais de blat : des connexions. Savoir qui vous connaissiez était important.
Lorsque le blat, l'échange de marché ou la planification centrale ne permettaient pas d'obtenir les matières premières dont une entreprise avait besoin, il y avait une autre option : les tolkachi, ou agents de troc. Les tolkachi découvraient qui avait les biens dont vous aviez besoin, comment ils étaient évalués et quels biens vous pourriez être en mesure d'acquérir compte tenu de ce que vous aviez à troquer.
Si cela vous semble familier à bien des égards, cela devrait l'être.
Un secret caché des entreprises capitalistes est que les organisations internes de la plupart des entreprises ressemblent beaucoup aux calculs bruts des bilans matières des planificateurs soviétiques. À l'intérieur de l'entreprise, les produits et le temps ne sont pas alloués par le biais d'un processus d'accès au marché quelconque. Les individus veulent accomplir la mission de l'organisation, plaire à leurs patrons pour être promus, ou au moins pour ne pas être renvoyés, et aider les autres. Ils échangent des faveurs, formellement ou informellement. Ils notent que des objectifs et des repères particuliers sont des priorités élevées, et que les hauts patrons seront mécontents s'ils ne sont pas atteints. Ils utilisent des compétences en ingénierie sociale et en bras de fer. Ils demandent la permission d'externaliser, ou puisent dans leurs propres poches pour les dépenses accessoires. Le marché, le troc, le blat et le plan, ce dernier étant compris comme les principaux objectifs de l'organisation et l'allégeance des personnes à celle-ci, règnent toujours, bien qu'à des proportions différentes.
La principale différence, peut-être, est qu'une entreprise commerciale standard est intégrée dans une économie de marché beaucoup plus vaste, et est donc toujours confrontée à la décision de faire ou d'acheter : Cette ressource peut-elle être acquise le plus efficacement d'ailleurs au sein de l'entreprise, par le biais de l'ingénierie sociale, du bras de fer ou du blat, ou est-il préférable de chercher l'autorisation budgétaire de l'acheter à l'extérieur ? Cette décision de faire ou d'acheter est un facteur puissant qui maintient les entreprises des économies de marché capitalistes sur leurs gardes et plus efficaces. Et dans les économies de marché capitalistes, les entreprises propriétaires d'usines sont entourées de nuages d'intermédiaires. En Union soviétique, les larges interfaces de marché des usines individuelles et les nuages d'intermédiaires étaient absents. En conséquence, son économie était extrêmement gaspilleuse.
Bien que gaspilleux, le contrôle des bilans matières est un expédient que presque toutes les sociétés adoptent en temps de guerre. Le fait d'atteindre un petit nombre d'objectifs spécifiques pour la production devient alors la priorité absolue. En période de mobilisation totale, le commandement et le contrôle semblent être le mieux que nous puissions faire. Mais souhaitons-nous une société dans laquelle tous les moments sont des moments de mobilisation totale ?
Lénine n'a vécu qu'une demi-décennie après sa révolution. En mai 1922, il a subi un accident vasculaire cérébral, mais il était de retour sur pied et dans son bureau en juillet. En décembre, il a subi un deuxième accident vasculaire cérébral. En mars 1923, il a subi un troisième accident vasculaire cérébral, qui a temporairement affecté sa capacité à parler. En janvier 1924, il est tombé dans le coma et est mort. Mais il avait eu le temps de réfléchir à sa succession, quel comité ou quel individu devait lui succéder pour guider la dictature du prolétariat.
Pendant sa maladie, dans ce qui est maintenant appelé le "Testament de Lénine", il a écrit ce qu'il pensait de ses successeurs probables :
Joseph Staline, disait-il, avait *« un pouvoir illimité sur le personnel… qu'il n'est peut-être pas capable