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Calculating...

Alors, euh, voilà, je voulais vous parler un petit peu de, comment dire, du cosmos, vu par Einstein. Figurez-vous qu'à la fin du 19e siècle, les scientifiques étaient, comment dire, assez contents d'eux, hein. Ils pensaient avoir résolu pas mal d'énigmes de la physique.

Genre, l'électricité, le magnétisme, tout ça, les gaz, l'optique, le son, la dynamique, la thermodynamique... Tout ça, c'était à peu près bon, quoi. Ils avaient découvert les rayons X, les rayons cathodiques, l'électron, la radioactivité... Ils avaient inventé des unités de mesure, des trucs comme l'ohm, le watt, le kelvin, le joule, l'ampère, et le tout petit erg.

Franchement, tout ce qui pouvait être oscillé, accéléré, distordu, distillé, combiné, pesé ou transformé en gaz, ils l'avaient fait. Et en plus, ils avaient pondu des lois, mais des lois avec des majuscules, hein. Du genre "Théorie électromagnétique de la lumière", "Loi des proportions définies", "Loi de Charles", "Loi des volumes combinés", "Principe zéro", "Concept de valence atomique", "Loi d'action de masse"... Enfin bref, une montagne de lois. Et partout, t'entendais le bruit des machines et des instruments qu'ils avaient inventés. Tellement que, bah, certains pensaient qu'il n'y avait plus grand-chose à faire pour les scientifiques.

En 1875, y avait un jeune Allemand, un certain Max Planck, qui hésitait à se lancer dans les maths ou la physique. Et tout le monde lui disait de surtout pas faire de physique, parce que les grands problèmes avaient été résolus. On lui assurait que le prochain siècle serait un siècle de consolidation et de perfectionnement, pas de révolution. Bon, Planck, il a pas écouté, hein. Il s'est plongé dans la physique théorique, et notamment dans un truc compliqué : l'entropie. Ah, l'entropie... C'est une mesure du désordre d'un système. Imaginez un jeu de cartes neuf, tout rangé par couleur et par ordre. C'est un système ordonné. Tu mélanges les cartes, hop, désordre ! L'entropie, c'est une façon de mesurer ce désordre.

Pour un jeune ambitieux, ça avait l'air prometteur comme sujet. Et, en 1891, il a publié ses résultats. Sauf que, surprise, ce travail sur l'entropie avait déjà été fait. Par un certain J. Willard Gibbs, un Américain, un peu solitaire, de l'université de Yale.

Gibbs, c'était un drôle de personnage, hein. Discret, effacé, pas du genre à faire parler de lui.

Il a passé presque toute sa vie dans un rayon de trois pâtés de maisons : sa maison, et l'université de Yale à New Haven, dans le Connecticut. Pendant ses dix premières années à Yale, il allait même pas chercher son salaire ! (Il avait d'autres revenus, apparemment.) Il a été professeur là-bas de 1871 à sa mort, en 1903. Pendant tout ce temps, il avait en moyenne... un seul étudiant par semestre ! Et ses écrits étaient super obscurs, bourrés de symboles qu'il avait inventés lui-même. Une vraie langue étrangère. Mais derrière ces formules, y avait des idées brillantes, profondes.

Entre 1875 et 1878, Gibbs a écrit une série d'articles, regroupés dans un truc qui s'appelle "Sur l'équilibre des substances hétérogènes".

Un truc génial qui expliquait à peu près tous les principes de la thermodynamique : les gaz, les mélanges, les surfaces, les solides, les changements de phase... les réactions chimiques, les piles électriques, les précipitations, l'osmose... Bref, Gibbs voulait montrer que la thermodynamique, c'était pas juste une question de machines à vapeur, mais que ça se passait aussi au niveau atomique, dans les réactions chimiques. Et que c'était super important. Ce "Équilibre", on l'appelle toujours "les principes de la thermodynamique". Mais pour une raison obscure, Gibbs a publié ses idées révolutionnaires dans une revue confidentielle du Connecticut, un truc que personne ne lisait. C'est pour ça que Planck n'a entendu parler de lui que bien plus tard.

Planck, il s'est pas découragé pour autant, bon, peut-être un peu, quand même. Il s'est tourné vers d'autres problèmes. Mais avant de parler de ça, faisons un petit détour, un détour approprié, par Cleveland, dans l'Ohio, dans un établissement qui s'appelait alors la Case School of Applied Science. Là-bas, dans les années 1880, y avait un physicien d'une quarantaine d'années, Albert Michelson. Avec l'aide d'un ami chimiste, Edward Morley, il a mené une série d'expériences. Des expériences qui ont donné des résultats surprenants et qui allaient avoir des conséquences importantes.

Michelson et Morley, en fait, sans le vouloir vraiment, ils ont ébranlé une croyance : l'existence d'un truc appelé l'éther. Un milieu stable, invisible, sans masse, sans friction, et, malheureusement, purement imaginaire. Un truc qui était censé remplir tout l'univers. L'éther, c'était une hypothèse de Descartes, reprise par Newton, et ensuite presque par tout le monde. Un truc central dans la physique du 19e siècle, pour expliquer comment la lumière pouvait se propager dans le vide. Surtout qu'à l'époque, on considérait la lumière et l'électromagnétisme comme des ondes, donc comme des vibrations. Et une vibration, ça a besoin d'un support. D'où la nécessité de l'éther. En 1909, le grand physicien britannique J.J. Thomson disait encore que "l'éther n'est pas une création fantaisiste d'un philosophe spéculatif, il est aussi essentiel pour nous que l'air que nous respirons". Sauf que, quatre ans plus tard, il était prouvé que l'éther n'existait pas. Bref, on avait du mal à s'en passer.

Si tu veux un exemple du rêve américain, de la terre d'opportunités, tu trouveras difficilement mieux qu'Albert Michelson. Né en 1852, à la frontière entre l'Allemagne et la Pologne, dans une famille pauvre de commerçants juifs, il a émigré aux États-Unis avec sa famille. Il a grandi dans un village minier en Californie, au milieu de la ruée vers l'or. Son père y tenait un magasin de fournitures. Tellement pauvre qu'il n'avait pas les moyens d'aller à l'université. Il est allé à Washington, et il traînait devant la Maison Blanche, en espérant croiser le président Ulysses S. Grant pendant sa promenade quotidienne. (C'était une époque plus simple, apparemment.) Il a tellement plu au président Grant qu'il lui a offert une place gratuite à l'Académie navale américaine. C'est là que Michelson a étudié la physique.

Dix ans plus tard, Michelson était professeur à la Case School de Cleveland, et il s'intéressait à mesurer ce qu'on appelait le "vent d'éther". Un vent créé par le mouvement d'un objet dans l'espace. La physique newtonienne prédisait que la vitesse de la lumière, pour un observateur, devait être différente selon que l'observateur se déplaçait dans la même direction que la source de lumière, ou en sens inverse. Mais personne ne savait comment mesurer ça. Michelson a eu l'idée que la Terre se déplaçait vers le soleil pendant six mois de l'année, et en sens inverse pendant les six autres mois. Il s'est dit qu'en prenant des mesures précises à différentes périodes de l'année, et en comparant les vitesses de la lumière, il pourrait trouver une réponse.

Michelson a convaincu Alexander Graham Bell, l'inventeur du téléphone, qui venait de faire fortune, de financer la construction d'un instrument de mesure hyper précis qu'il avait conçu : un interféromètre. Ensuite, avec l'aide du discret et énigmatique Morley, Michelson a passé des années à prendre des mesures minutieuses. Un travail de titan, tellement pénible que Michelson a fait une dépression et a dû interrompre ses travaux.

Mais en 1887, ils ont eu des résultats. Et ces résultats ont été une surprise totale.

"La vitesse de la lumière était la même dans toutes les directions et à toutes les saisons", a écrit Kip S. Thorne, astrophysicien à Caltech. C'était le premier indice depuis 200 ans, deux siècles exactement, que les lois de Newton n'étaient peut-être pas valables partout et tout le temps. Le résultat de Michelson-Morley est devenu "le résultat le plus négatif de l'histoire de la physique", selon William H. Cropper. Michelson a reçu le prix Nobel de physique pour ça, le premier Américain à recevoir cette distinction. Mais ça n'est arrivé que 20 ans plus tard. En attendant, l'expérience de Michelson-Morley planait comme une odeur de moisi dans la tête des scientifiques.

Ce qui est frappant, c'est que malgré cette découverte, Michelson, comme beaucoup d'autres, pensait que la science touchait à sa fin. Qu'il ne restait qu'à "ajouter quelques tourelles et quelques flèches, quelques sculptures sur le toit", selon un article paru dans la revue "Nature".

Alors qu'en fait, le monde était sur le point d'entrer dans un siècle scientifique. Un siècle où tout le monde saurait un peu de quelque chose, mais où personne ne saurait tout de tout. Les scientifiques allaient se retrouver à flotter dans un océan de particules et d'antiparticules, des choses qui existent et disparaissent en un instant, des nanosecondes qui paraîtraient lentes, des choses étranges à tous les niveaux. La science était en train de passer de la physique macroscopique à la physique microscopique. De ce qu'on peut voir, toucher et mesurer, à des choses fugaces, incroyablement rapides, qui dépassent l'imagination. On allait entrer dans l'ère quantique. Et celui qui allait ouvrir la porte, c'était un certain Max Planck, qui n'avait pas eu beaucoup de chance jusque-là.

En 1900, Planck avait 42 ans, il était physicien théoricien à l'université de Berlin. Il a révélé une nouvelle "théorie des quanta", qui disait que l'énergie ne se transmet pas de façon continue, comme un flux, mais par paquets. Des paquets qu'il a appelés des "quanta". Une idée nouvelle, et une bonne idée. À court terme, ça offrait une explication à l'énigme de l'expérience de Michelson-Morley, en montrant que la lumière n'était pas forcément une onde. Et à long terme, ça allait jeter les bases de toute la physique moderne. En tout cas, c'était le premier signe que le monde était sur le point de changer.

Mais l'événement majeur, l'aube d'une nouvelle ère, c'est en 1905 que ça s'est produit. Quand une revue allemande de physique, les "Annales de physique", a publié une série d'articles signés par un jeune employé suisse. Un type qui n'avait pas fait d'université, qui n'avait pas de laboratoire, et qui fréquentait surtout la petite bibliothèque de l'Office fédéral de la propriété intellectuelle à Berne. Il était examinateur technique de 3e classe. (Il avait demandé à être promu examinateur de 2e classe, mais ça lui avait été refusé.)

Son nom : Albert Einstein. Cette année-là, il a envoyé cinq articles aux "Annales de physique". Et, selon C.P. Snow, trois de ces articles "comptent parmi les plus grands de toute l'histoire de la physique". Un article sur l'effet photoélectrique, en utilisant la théorie des quanta de Planck. Un article sur l'état des petites particules en suspension (ce qu'on appelle aujourd'hui le mouvement brownien). Et un article qui présentait la théorie de la relativité restreinte.

Le premier article expliquait la nature de la lumière (et a rendu possible beaucoup de choses, dont la télévision). Il a valu à son auteur un prix Nobel (remis pour "ses services à la physique théorique". Il a fallu attendre 16 ans avant qu'il ne reçoive ce prix, mais c'est rien comparé à Frederick Reines et Ernst Ruska qui ont attendu respectivement 38 ans et 54 ans pour recevoir le prix Nobel). Le deuxième article prouvait que les atomes existaient bel et bien. Un fait qui était étonnamment contesté à l'époque. Et le troisième article a carrément changé le monde.

Einstein est né en 1879 à Ulm, en Allemagne, mais il a grandi à Munich. Ses premières années ne laissaient pas deviner qu'il deviendrait un grand homme. On raconte qu'il a appris à parler à trois ans. Dans les années 1890, l'entreprise d'électricité de son père a fait faillite, et la famille a déménagé à Milan. Albert, alors adolescent, est parti en Suisse pour continuer ses études. Même s'il avait échoué à son examen d'entrée à l'université. En 1896, il a renoncé à sa nationalité allemande pour éviter le service militaire, et il est entré à l'École polytechnique fédérale de Zurich, pour un cursus de quatre ans destiné à former des professeurs de collège. C'était un élève brillant, mais pas exceptionnel.

En 1900, il a terminé ses études, et quelques mois plus tard, il commençait à soumettre des articles aux "Annales de physique". Son premier article portait sur (de tous les sujets possibles) la physique des fluides dans les pailles. Il a été publié dans le même numéro que l'article de Planck sur la théorie des quanta. Entre 1902 et 1904, il a écrit une série d'articles sur la mécanique statistique. Et il a découvert que J. Willard Gibbs, toujours aussi discret, avait déjà publié le même travail en 1901, dans le Connecticut : "Les principes élémentaires de la mécanique statistique".

Albert était tombé amoureux d'une camarade de classe, une Hongroise nommée Mileva Marić. En 1901, ils ont eu un enfant ensemble, une fille, sans être mariés. Ils ont confié l'enfant à une famille. Einstein n'a jamais revu son enfant. Deux ans plus tard, il a épousé Mileva. Entre-temps, Einstein avait accepté un poste à l'Office suisse des brevets, où il est resté pendant sept ans. Il aimait ce travail : c'était stimulant, ça l'obligeait à réfléchir, sans pour autant l'éloigner de la physique. C'est dans ce contexte qu'il a développé la théorie de la relativité restreinte, en 1905.

"Sur l'électrodynamique des corps en mouvement" est l'un des plus beaux articles scientifiques jamais publiés, tant par sa forme que par son contenu. Pas de notes de bas de page, pas de citations, peu de mathématiques, aucune mention des travaux qui l'ont précédé ou qui l'ont influencé. Juste un remerciement à un collègue de l'Office des brevets, un certain Michele Besso. C.P. Snow a écrit qu'Einstein semblait "avoir tout déduit par la seule force de sa pensée, tout seul, sans écouter personne. Et dans une large mesure, c'est le cas".

Sa célèbre équation E=mc2 ne figure pas dans cet article, mais dans un court supplément publié quelques mois plus tard. Vous vous souvenez peut-être de vos cours de physique : E, c'est l'énergie, m, c'est la masse, et c2, c'est la vitesse de la lumière au carré.

En termes simples, cette équation signifie que la masse et l'énergie sont équivalentes. Ce sont deux formes de la même chose : l'énergie, c'est de la masse libérée, et la masse, c'est de l'énergie en attente de libération. Et comme c2 (la vitesse de la lumière au carré) est un nombre énorme, cette équation signifie que chaque objet contient une quantité d'énergie absolument colossale. (On ne sait pas trop comment le "c" est devenu le symbole de la vitesse de la lumière, mais David Bodanis pense que ça vient peut-être du latin "celeritas", qui signifie "vitesse".)

Vous ne vous sentez peut-être pas très fort, mais si vous êtes un adulte de taille moyenne, votre corps renferme au moins 7 x 10 puissance 18 joules d'énergie potentielle. Assez pour faire exploser 30 bombes à hydrogène. Si seulement vous saviez comment la libérer, et si vous aviez vraiment envie de le faire. Chaque objet renferme cette énergie. On n'est juste pas très doués pour la libérer. Une bombe à uranium, le truc le plus puissant qu'on ait jamais fabriqué, ne libère même pas 1% de l'énergie qu'elle pourrait libérer si on était plus intelligents.

Entre autres, la théorie d'Einstein expliquait comment la radioactivité fonctionne : comment un morceau d'uranium peut émettre des rayons puissants sans fondre comme un glaçon. (En transformant la masse en énergie de façon extrêmement efficace : E=mc2.) La théorie expliquait pourquoi les étoiles peuvent brûler pendant des milliards d'années sans épuiser leur carburant. (Idem.) Avec une simple formule, Einstein a étendu l'horizon des géologues et des astronomes de quelques milliards d'années. Surtout, cette théorie montrait que la vitesse de la lumière était constante, la plus rapide de toutes, et qu'on ne pouvait pas la dépasser. D'un coup, on comprenait quelque chose d'essentiel sur la nature de l'univers. Et cette théorie réglait aussi le problème de l'éther : il n'existait pas. L'univers d'Einstein n'avait pas besoin d'éther.

Les physiciens ne prêtaient pas beaucoup d'attention à ce qu'écrivait un employé de l'Office suisse des brevets. Donc, malgré la richesse de son contenu, les articles d'Einstein sont passés relativement inaperçus. Alors qu'il venait de résoudre quelques-unes des plus grandes énigmes de l'univers, Einstein a postulé pour un poste de maître de conférences à l'université. Mais il a été refusé. Il a ensuite postulé pour un poste de professeur de collège. Refusé aussi. Alors, il a repris son travail d'examinateur de 3e classe. Mais il n'a pas arrêté de réfléchir, bien sûr. Il était loin d'avoir fini.

Un jour, le poète Paul Valéry a demandé à Einstein s'il avait toujours un carnet sur lui pour noter ses idées. Einstein l'a regardé avec un air un peu surpris. "Oh, ce n'est pas nécessaire", a-t-il répondu. "Je sors rarement avec un carnet". Inutile de dire que ça aurait été bien qu'il en ait un. L'idée suivante d'Einstein était la plus grande de toutes. "Un chef-d'œuvre de la pensée humaine", selon les mots de Boorse, Motz et Weaver dans leur histoire de la science atomique. Rien que ça.

En 1907, un ouvrier est tombé d'un toit, et Einstein a commencé à réfléchir à la gravité. Bon, comme beaucoup de belles histoires, celle-là semble un peu douteuse. Einstein lui-même disait qu'il était assis sur une chaise quand l'idée de la gravité lui est venue.

En fait, Einstein a surtout commencé à chercher une réponse à la question de la gravité. Il a compris dès le début que quelque chose manquait à la relativité restreinte : la gravité. La relativité restreinte était "restreinte" parce qu'elle ne s'intéressait qu'aux objets en mouvement sans obstacle. Mais que se passait-il si un objet en mouvement, surtout la lumière, rencontrait un obstacle comme la gravité ? Il a passé la majeure partie des dix années suivantes à réfléchir à ce problème. Et il a fini par publier un article intitulé "Considérations cosmologiques sur la théorie de la relativité générale", au début de 1917. Bien sûr, la relativité restreinte de 1905 était une réalisation profonde et importante. Mais comme l'a dit C.P. Snow un jour, si Einstein ne l'avait pas trouvée, quelqu'un d'autre l'aurait trouvée. Probablement dans les cinq ans. C'était une question de temps. Mais la relativité générale, c'était autre chose. "Sans elle", écrivait Snow en 1979, "il est possible que nous attendions encore aujourd'hui cette théorie".

Einstein, avec sa pipe, son air affable, sa discrétion, ses cheveux en bataille... C'était un personnage hors du commun. Et ce genre de personnage ne peut pas rester inconnu éternellement. En 1919, la guerre était finie, et le monde l'a découvert soudainement. Presque en même temps, sa théorie de la relativité est devenue célèbre pour être incompréhensible. Le "New York Times" a décidé de faire un reportage. Et, pour une raison qu'on ignore, ils ont envoyé un journaliste sportif spécialiste du golf, un certain Henry Crouch, pour faire l'interview. Résultat, comme le souligne David Bodanis dans son excellent livre "E=mc2", ça n'a rien arrangé.

Crouch était dépassé, il a presque tout mélangé. Son article contenait des erreurs mémorables. Entre autres, il affirmait qu'Einstein avait trouvé un éditeur courageux pour publier un livre que seulement 12 personnes au monde pouvaient comprendre. Bien sûr, un tel livre n'existait pas, un tel éditeur n'existait pas, et un cercle académique aussi restreint n'existait pas non plus. Mais l'idée a fait son chemin. Et bientôt, l'imagination populaire a réduit encore le nombre de personnes capables de comprendre la relativité. Ce que les scientifiques n'ont pas cherché à rectifier, il faut le dire.

Un journaliste a demandé à l'astronome britannique Arthur Eddington s'il était vrai qu'il était l'une des trois seules personnes au monde capables de comprendre la relativité d'Einstein. Eddington a réfléchi un instant, puis a répondu : "Je me demande bien qui est la troisième personne". En fait, le problème avec la relativité, ce n'est pas qu'elle implique des équations différentielles, des transformations de Lorentz et autres mathématiques complexes. (Même si elle en implique, et Einstein lui-même avait besoin d'aide pour certains aspects.) C'est qu'elle n'est pas intuitive.

En substance, la relativité dit que l'espace et le temps ne sont pas absolus, mais qu'ils sont relatifs à l'observateur et à l'objet observé. Et que cet effet est d'autant plus prononcé qu'on se déplace vite. On ne pourra jamais atteindre la vitesse de la lumière. Et plus on s'en approche, plus notre apparence se déforme pour un observateur extérieur.

Presque aussitôt, des vulgarisateurs scientifiques ont cherché à rendre ces concepts accessibles au grand public. "L'ABC de la relativité" du mathématicien et philosophe Bertrand Russell a été une tentative réussie. Du moins sur le plan commercial. Russell utilisait une comparaison qui a été reprise depuis. Il demandait au lecteur d'imaginer un train de 90 mètres de long, qui roule à 60% de la vitesse de la lumière. Pour quelqu'un qui regarde le train passer sur le quai, le train semblerait ne mesurer que 70 mètres. Et tout ce qui se trouve à l'intérieur serait également réduit. Si on pouvait entendre les gens parler dans le train, leur voix serait étouffée et lente. Comme un disque qui tourne trop lentement. Leurs mouvements sembleraient maladroits. Et même les horloges dans le train sembleraient ne tourner qu'aux quatre cinquièmes de leur vitesse normale.

Mais, et c'est là tout le problème, les gens dans le train ne se sentiraient pas déformés. Pour eux, tout serait normal. C'est nous, sur le quai, qui serions bizarrement petits et lents. Tout dépend de votre position par rapport à l'objet en mouvement.

En réalité, cet effet se produit à chaque fois que vous vous déplacez. En prenant l'avion pour traverser les États-Unis, vous sortez de l'avion environ un centième de milliardième de seconde plus jeune que ceux qui sortent après vous. Même en traversant une pièce, vous modifiez légèrement le temps et l'espace tels que vous les percevez. On a calculé qu'une balle de baseball lancée à 160 kilomètres par heure gagne 0,000 000 000 002 grammes de masse en arrivant au marbre. L'effet de la relativité est donc réel et mesurable. Le problème, c'est que ces changements sont tellement infimes qu'on ne les remarque pas. Mais pour d'autres choses dans l'univers, la lumière, la gravité, l'univers lui-même, ces changements sont cruciaux.

Donc, si les concepts de la relativité vous paraissent un peu bizarres, c'est juste parce qu'on ne rencontre pas ce genre d'interactions dans la vie de tous les jours. Mais, pour reprendre l'exemple de Bodanis, on rencontre souvent d'autres types de relativité. Par exemple, avec le son. Si vous êtes dans un parc et que quelqu'un joue de la musique que vous n'aimez pas, vous savez qu'en vous éloignant, la musique semble moins forte. Ce n'est pas que la musique est moins forte, c'est juste que votre position par rapport à la musique a changé. Pour une créature minuscule ou lente qui ne peut pas faire cette expérience, comme un escargot, il serait peut-être difficile de croire qu'un haut-parleur peut émettre deux volumes de musique différents pour deux auditeurs en même temps.

Parmi les nombreux concepts de la relativité générale, le plus difficile à saisir, le moins intuitif, c'est l'idée que le temps est une composante de l'espace. On a l'impression que le temps est éternel, absolu, immuable. Qu'on ne peut pas perturber sa marche inexorable. En fait, Einstein pensait que le temps est malléable, variable. Qu'il peut même avoir une forme. Qu'il est intimement lié à l'espace. Une portion de temps combinée à trois portions d'espace, "indissolublement liés", selon les mots de Stephen Hawking, pour former un "espace-temps" inséparable.

On explique souvent l'espace-temps de cette façon : imaginez une surface plane et souple. Une moquette ou un tapis en caoutchouc tendu. Et posez un objet lourd et rond dessus, comme une boule de bowling. Le poids de la boule va étirer et déformer le tapis. C'est à peu près comme ça que le soleil, un objet gigantesque, agit sur l'espace-temps : il l'étire, le courbe, le déforme. Maintenant, si vous lancez une plus petite balle sur le tapis, elle va essayer de se déplacer en ligne droite, comme le veulent les lois de Newton. Mais en approchant de la grosse boule et de la zone déformée, elle va rouler vers le point le plus bas et sera inévitablement attirée par la grosse boule. C'est la gravité, une conséquence de la courbure de l'espace-temps.

Tout objet qui a une masse crée une petite déformation sur le tapis de l'univers. Selon Dennis Overbye, l'univers est donc "le tapis de trampoline ultime". De ce point de vue, la gravité est moins une chose qu'une conséquence. "Pas une 'force', mais un sous-produit de la courbure de l'espace-temps", selon le physicien Michio Kaku. "Dans un sens, la gravité n'existe pas. Ce qui fait bouger les planètes et les étoiles, c'est la déformation de l'espace et du temps".

Bien sûr, l'analogie du tapis déformé ne nous aide qu'à un certain point, parce qu'elle ne tient pas compte de l'effet du temps. Et de toute façon, notre cerveau ne peut pas imaginer plus que ça. Imaginer l'espace et le temps tissés ensemble comme un tapis, dans une proportion de 3 pour 1... C'est presque impossible. En tout cas, je crois qu'on peut tous s'accorder à dire que c'était une sacrée vision pour un jeune homme qui regardait par la fenêtre de l'Office des brevets dans la capitale suisse.

La théorie de la relativité générale d'Einstein a donné naissance à de nombreuses idées. Entre autres, il pensait que l'univers était forcément en expansion ou en contraction. Mais Einstein n'était pas cosmologiste. Il a accepté l'idée de l'époque, que l'univers était statique et éternel.

Un peu par instinct, il a ajouté à ses équations ce qu'il a appelé une "constante cosmologique". Une sorte de bouton "pause" mathématique, pour contrer l'effet de la gravité. Les livres d'histoire des sciences excusent souvent cette erreur d'Einstein. Mais en réalité, c'était une erreur scientifique terrible. Il l'a appelée "la plus grande bêtise de ma vie".

Par hasard, à peu près au moment où Einstein ajoutait une constante à sa théorie, un astronome, Vesto Slipher, enregistrait les spectres de galaxies lointaines à l'observatoire Lowell en Arizona, et il s'est aperçu que ces galaxies semblaient s'éloigner de nous. Slipher avait un nom de galaxie (il était de l'Indiana). En réalité, l'univers n'était pas statique. Slipher a découvert que ces galaxies présentaient un décalage vers le rouge. Le même phénomène qui se produit quand une voiture de course passe devant vous à toute vitesse : un "vroum" aigu qui devient grave. Ce phénomène s'applique aussi à la lumière. Pour les galaxies qui s'éloignent, on appelle ça un "décalage vers le rouge" (parce que la lumière qui s'éloigne de nous se déplace vers l'extrémité rouge du spectre, alors que la lumière qui se rapproche se déplace vers l'extrémité bleue).

Slipher a été le premier à remarquer cet effet de la lumière, et il a compris que c'était important pour comprendre le mouvement de l'univers. Malheureusement, personne ne lui a prêté beaucoup d'attention. L'observatoire Lowell était un endroit un peu spécial, vous vous souvenez, c'est là que Percival Lowell avait étudié les canaux de Mars. Au début du 20e siècle, c'était un peu un avant-poste de l'astronomie. Slipher ne connaissait pas la théorie de la relativité d'Einstein, et le monde ne connaissait pas Slipher. Donc sa découverte n'a pas eu d'impact.

L'honneur est revenu à un personnage très sûr de lui, Edwin Hubble. Né en 1889 dans une petite ville du Missouri, Hubble était de dix ans plus jeune qu'Einstein. Son père était un directeur d'assurance prospère, donc il a toujours vécu dans le confort. Edwin était aussi un athlète doué, charmant, élégant et beau garçon. "Beau à l'excès", selon les mots de William H. Cropper. "Beau comme un dieu", selon un autre admirateur. Selon lui-même, il passait son temps à accomplir des actes héroïques : sauver des gens de la noyade, guider des personnes effrayées à travers les champs de bataille en France, et mettre KO des champions du monde de boxe lors de combats d'exhibition. Tout ça semble trop beau pour être vrai, mais c'était vrai. Et malgré ses nombreux talents, Hubble était aussi un menteur invétéré.

Ce qui est d'autant plus bizarre que la vie de Hubble était déjà pleine de choses extraordinaires. Rien qu'en 1906, lors d'une compétition d'athlétisme au collège, il a remporté les épreuves de saut à la perche, lancer du poids, lancer du disque, lancer du marteau, saut en hauteur avec et sans élan, et il faisait partie de l'équipe victorieuse du relais. En tout, sept premières places. La même année, il a battu le record de saut en hauteur de l'Illinois.

C'était aussi un élève brillant, qui a intégré l'université de Chicago sans difficulté, pour étudier la physique et l'astronomie. (Le chef du département était Albert Michelson.) Là-bas, il a été sélectionné comme l'un des premiers boursiers Rhodes à l'université d'Oxford. Son séjour de trois ans en Angleterre lui est manifestement monté à la tête. Quand il est revenu à Wheaton en 1913, il portait une longue cape, fumait la pipe, et parlait avec un accent bizarre, à la fois anglais et pas anglais. Un accent qu'il a gardé toute sa vie. Il a prétendu avoir été avocat dans le Kentucky pendant une bonne partie des années 1920, alors qu'en réalité, il était professeur de collège et entraîneur de basket à New Albany, dans l'Indiana. C'est seulement plus tard qu'il a obtenu son doctorat et qu'il a fait un bref passage dans l'armée. (Il est arrivé en France une semaine avant l'armistice et n'a presque certainement jamais entendu un coup de feu.)

En 1919, il avait 30 ans. Il a déménagé en Californie et a trouvé un poste à l'observatoire du Mont Wilson, près de Los Angeles. Et, contre toute attente, il est devenu l'un des plus grands astronomes du 20e siècle.

Arrêtons-nous un instant pour considérer à quel point on savait peu de choses sur l'univers à l'époque. C'est important.

Aujourd'hui, les astronomes estiment qu'il y a peut-être 140 milliards de galaxies dans l'univers visible. Un chiffre énorme, bien plus énorme que ce qu'on imagine. Si on comparait chaque galaxie à une fève, ces fèves pourraient remplir un grand gymnase. En 1919, quand Hubble a pointé son télescope pour la première fois, on ne connaissait qu'une seule galaxie : la Voie lactée. Tout le reste était considéré soit comme une partie de la Voie lactée, soit comme des amas de gaz lointains. Hubble a vite prouvé que c'était une erreur grossière.

Dans les dix années qui ont suivi, Hubble s'est attaqué à deux des questions les plus fondamentales sur l'univers : depuis combien de temps l'univers existe-t-il ? Et quelle est son étendue ? Pour répondre à ces questions, il fallait d'abord connaître deux choses : à quelle distance se trouvent certaines galaxies, et à quelle vitesse elles s'éloignent de nous (ce qu'on appelle aujourd'hui leur vitesse de récession). Le décalage vers le rouge pouvait nous indiquer la vitesse à laquelle les galaxies s'éloignent, mais pas leur distance. Pour ça, il fallait ce qu'on appelle des "chandelles standard". Des étoiles dont on connaît précisément la luminosité. Et ça, c'était sa chance.

Peu de temps avant, une femme brillante, Henrietta Swan Leavitt, avait trouvé un moyen de trouver ces étoiles. Leavitt était "calculatrice" à l'observatoire de l'université de Harvard. Les calculatrices passaient leur vie à étudier des photos d'étoiles et à faire des calculs. "Calculatrice" était juste un terme pour désigner une tâche ingrate. Mais à l'époque, à Harvard comme ailleurs, c'était le plus près que les femmes pouvaient s'approcher de l'astronomie. Un système injuste, mais qui avait un avantage inattendu : ça voulait dire que la moitié des esprits les plus brillants se consacraient à un travail auquel personne d'autre ne prêtait attention, ce qui garant

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