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Euh, alors, on va parler un peu de la chimie, quoi. On dit souvent que la chimie, comme une science sérieuse, elle a vraiment commencé, tu vois, vers 1661. C'est l'époque où Robert Boyle, à Oxford, a publié son bouquin, "Le chimiste sceptique". C'était un peu le premier texte, quoi, qui essayait de séparer les chimistes des alchimistes. Mais bon, c'était pas une transition facile, hein, c'était lent et parfois incertain. Faut dire que même au début du XVIIIe siècle, t'avais encore des savants, des gars qui étaient à cheval sur les deux mondes. Genre, l'Allemand Johann Becher, il a écrit un truc super sérieux sur la minéralogie, "Physica Subterranea", mais en même temps, il était convaincu qu'avec les bons ingrédients, il pouvait devenir invisible, tu vois?
Et puis, pour illustrer ce côté bizarre, un peu aléatoire de la chimie de cette époque, y'a cette découverte, complètement par hasard, d'un Allemand, un certain Hennig Brand, en 1675. Alors, ce type, il était persuadé, le Brand, que l'urine humaine, on pouvait en extraire de l'or par distillation. Sûrement à cause de la couleur, hein, ça a dû le mettre sur la voie. Du coup, le mec, il a collecté 50 barriques d'urine, qu'il a stockées dans sa cave pendant des mois. Après, il a utilisé des procédés mystérieux, hein, pour transformer l'urine d'abord en une pâte toxique, puis en une espèce de cire translucide. Bon, évidemment, il a pas trouvé d'or. Mais par contre, il y a un truc étrange et intéressant qui s'est produit. Au bout d'un moment, cette cire, elle a commencé à briller. Et en plus, au contact de l'air, elle s'enflammait souvent spontanément.
Du coup, ils ont vite appelé ça le phosphore, un mot qui vient du grec et du latin et qui veut dire "porteur de lumière". Des industriels, qui avaient le nez fin, ont tout de suite vu le potentiel commercial du truc. Mais le problème, c'est que c'était super difficile à produire, tellement cher que c'était pas rentable. Une once de phosphore, quoi, environ 28 grammes, ça coûtait genre six guinées, ce qui devait faire, à l'époque, l'équivalent de 300 livres sterling aujourd'hui. Autant dire, plus cher que l'or!
Au début, ils ont même fait appel aux soldats pour fournir la matière première, mais ça, c'était pas vraiment adapté à une production industrielle. Finalement, dans les années 1750, un chimiste suédois, Carl Wilhelm Scheele, a trouvé une méthode pour produire du phosphore en grande quantité, sans avoir à manipuler de l'urine sale et puante. Et c'est en grande partie grâce à cette technique que la Suède est devenue, et est toujours, un des principaux producteurs d'allumettes.
Alors, ce Scheele, c'était un type extraordinaire, mais aussi un poissard incroyable. C'était un pharmacien, un petit apothicaire, hein, qui a découvert huit éléments, comme ça, pratiquement sans matériel sophistiqué : le chlore, le fluor, le manganèse, le baryum, le molybdène, le tungstène, l'azote et l'oxygène. Mais il a jamais eu de reconnaissance pour ça. À chaque fois, ses découvertes sont passées inaperçues, ou alors, il les publiait trop tard, après que quelqu'un d'autre ait fait la même découverte de son côté. Il a aussi trouvé plein de composés utiles, comme l'ammoniac, la glycérine et l'acide tannique. Et c'est aussi lui le premier à avoir pensé à utiliser le chlore comme agent de blanchiment, un truc qui avait un potentiel commercial énorme. Tous ces trucs, ça a fait la fortune des autres.
Bon, faut dire que Scheele avait un défaut. Il était super curieux de tout ce qu'il manipulait et il insistait pour goûter un peu de tout, même les substances les plus immondes et les plus toxiques, comme le mercure, l'acide cyanhydrique, qu'il a découvert lui aussi, et l'acétonitrile. L'acétonitrile, c'est un composé toxique bien connu. C'est d'ailleurs celui qu'Erwin Schrödinger a choisi comme poison idéal dans sa célèbre expérience de pensée, 150 ans plus tard. Cette façon de travailler, super dangereuse, a fini par coûter la vie à Scheele. En 1786, il a été retrouvé mort à son établi, à seulement 43 ans, entouré de produits chimiques toxiques, dont n'importe lequel aurait pu être responsable de sa dernière expression de stupeur.
Si le monde était juste et si tout le monde parlait suédois, Scheele serait une star mondiale, hein.
En réalité, c'est souvent des chimistes plus connus, souvent anglophones, qui ont eu les honneurs. Scheele a découvert l'oxygène en 1772, mais il a pas réussi à publier ses résultats à temps, pour des raisons compliquées et malheureuses. Du coup, c'est Joseph Priestley qui a eu le mérite, lui, qui a découvert le même élément, indépendamment, mais plus tard, pendant l'été 1774. Encore plus fort, Scheele n'a pas non plus eu la reconnaissance pour la découverte du chlore. Presque tous les manuels scolaires attribuent encore cette découverte à Humphry Davy. C'est vrai qu'il l'a découvert, lui aussi, mais 36 ans après Scheele.
Entre Newton et Boyle, et Scheele, Priestley et Henry Cavendish, y'a eu un siècle. Un siècle pendant lequel la chimie a fait des progrès énormes, mais y'avait encore du chemin à faire. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, et même plus tard pour Priestley, les scientifiques cherchaient, et parfois croyaient trouver, des trucs qui existaient pas du tout. Des gaz altérés, des acides marins sans phlogistique, du flox, de la chaux de foie sulfureux, des airs phlogistiqués et surtout, du phlogistique. À l'époque, le phlogistique, c'était censé être le principe de la combustion. Ils pensaient qu'au milieu de tout ça, il y avait aussi une force vitale mystérieuse, une force qui pouvait donner la vie à des objets inanimés. Personne savait où était ce truc insaisissable, mais y'avait deux choses dont on était sûr : d'abord, on pouvait l'activer avec de l'électricité, comme Mary Shelley l'a bien exploité dans son roman "Frankenstein". Et ensuite, ce truc était présent dans certaines substances et pas dans d'autres. C'est de là que vient la division de la chimie en deux grandes parties : l'organique, les substances censées contenir cette force vitale, et l'inorganique, celles qui étaient censées ne pas la contenir.
À ce moment-là, il fallait quelqu'un de clairvoyant pour faire entrer la chimie dans l'ère moderne. Et c'est la France qui a fourni ce quelqu'un. Son nom, c'était Antoine-Laurent de Lavoisier. Lavoisier, il est né en 1743, dans une famille de petite noblesse, son père avait acheté un titre. En 1768, il a acheté une part dans une institution super impopulaire, la Ferme Générale, qui était chargée de collecter les impôts et les taxes pour le compte du gouvernement. Apparemment, Lavoisier lui-même était quelqu'un de doux et de juste, mais sa boîte, c'était pas vraiment le cas. D'un côté, elle taxait surtout les pauvres et pas les riches. Et de l'autre, elle avait souvent des méthodes très arbitraires. Pour Lavoisier, cette institution était intéressante parce qu'elle lui fournissait beaucoup d'argent pour se consacrer à son activité principale : la science. À son apogée, il gagnait jusqu'à 150 000 livres par an, ce qui représente à peu près 12 millions de livres sterling aujourd'hui.
Trois ans après avoir choisi cette voie, euh, lucrative, il a épousé la fille de son patron, qui avait 14 ans. Un mariage de raison, mais aussi de cœur, apparemment. Madame Lavoisier avait une intelligence vive et beaucoup de talent. Elle a vite collaboré étroitement avec son mari. Malgré les pressions du travail et une vie sociale intense, ils consacraient quand même cinq heures par jour à la science, deux heures le matin et trois heures le soir, et tous leurs dimanches, qu'ils appelaient leurs "jours de bonheur". Lavoisier trouvait encore le temps d'être commissaire des poudres, de superviser la construction d'un mur autour de Paris pour lutter contre la contrebande, de contribuer à la création du système métrique et de co-écrire un manuel qui s'appelait "Méthode de nomenclature chimique". Ce bouquin est devenu la "bible" pour uniformiser les noms des éléments.
En tant que membre important de l'Académie Royale des Sciences, il était aussi au courant de tout ce qui se passait et il participait activement à toutes sortes de choses : l'étude de l'hypnose, la réforme des prisons, la respiration des insectes, l'approvisionnement en eau de Paris, etc. En 1870, un jeune scientifique prometteur a soumis un article à l'Académie pour présenter une nouvelle théorie de la combustion. Et c'est là que Lavoisier a fait une remarque désobligeante. La théorie était effectivement fausse, mais le scientifique en question ne lui a jamais pardonné.
Ce scientifique s'appelait Jean-Paul Marat.
Y'a un seul truc que Lavoisier n'a jamais fait, c'est découvrir un élément. À une époque où n'importe qui avec un bécher, une flamme et une poudre intéressante pouvait faire une découverte, faut dire qu'à l'époque, environ deux tiers des éléments restaient à découvrir, Lavoisier, lui, n'a rien trouvé. C'était pas par manque de béchers, hein. Il avait le meilleur laboratoire privé du monde, presque absurdement bien équipé, avec 13 000 béchers.
Au contraire, il a pris les découvertes des autres et il a expliqué ce qu'elles signifiaient. Il a rejeté le phlogistique et les airs méphitiques.
Il a déterminé ce que l'oxygène et l'hydrogène étaient réellement et il leur a donné leurs noms actuels. En bref, il a contribué à rendre la chimie plus rigoureuse, plus claire et plus systématique.
Son imagination, en fait, était liée à son travail acharné. Pendant des années, lui et Madame Lavoisier ont mené des recherches minutieuses, qui exigeaient des calculs très précis. Par exemple, ils ont découvert que les objets qui rouillent ne deviennent pas plus légers, comme on le pensait depuis longtemps, mais plus lourds. Une découverte extraordinaire. Les objets, en rouillant, absorbent en quelque sorte des particules de l'air. C'était la première fois qu'on réalisait que la matière ne disparaissait pas, elle se transformait. Si tu brûles ce livre maintenant, par exemple, sa matière se transformera en cendres et en fumée, mais la quantité totale de matière dans l'univers restera la même. Plus tard, on a appelé ça la conservation de la masse, une idée révolutionnaire. Malheureusement, elle a coïncidé avec une autre révolution, la Révolution Française, et Lavoisier s'est retrouvé complètement du mauvais côté de l'histoire.
Non seulement il était membre de la Ferme Générale, mais en plus, il avait participé activement à la construction du mur autour de Paris, un bâtiment que les citoyens révoltés détestaient tellement qu'ils ont commencé par l'attaquer. En 1791, Marat, qui était devenu un personnage important de l'Assemblée Nationale, a profité de ça pour dénoncer Lavoisier et demander qu'il soit pendu. Peu de temps après, Marat a été assassiné dans son bain par une jeune femme persécutée, Charlotte Corday, mais c'était déjà trop tard pour Lavoisier.
En 1793, la Terreur, qui était déjà bien installée, a atteint de nouveaux sommets. En octobre, Marie-Antoinette a été guillotinée. En novembre, alors que Lavoisier et sa femme préparaient lentement leur fuite en Écosse, il a été arrêté. En mai de l'année suivante, il a été jugé devant le Tribunal Révolutionnaire dans une salle avec un buste de Marat, en compagnie de 31 autres membres de la Ferme Générale. Huit d'entre eux ont été acquittés, mais Lavoisier et les autres ont été directement conduits à la Place de la Révolution, l'actuelle Place de la Concorde, là où était installée la guillotine la plus active de France. Lavoisier a vu son beau-père se faire décapiter, puis il s'est avancé pour subir le même sort. Moins de trois mois plus tard, le 27 juillet, Robespierre a été guillotiné de la même manière, au même endroit. La Terreur a vite pris fin.
Cent ans après sa mort, une statue de Lavoisier a été érigée à Paris, devant beaucoup de monde, jusqu'à ce que quelqu'un remarque qu'elle ne lui ressemblait pas du tout. Après enquête, le sculpteur a avoué qu'il avait utilisé la tête du mathématicien et philosophe Condorcet, il en avait une sous la main, apparemment, en espérant que personne ne le remarquerait, ou que personne ne s'en soucierait. Sa deuxième hypothèse était la bonne. La statue de Lavoisier-Condorcet a été autorisée à rester là pendant encore un demi-siècle, jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale. Un matin, on l'a enlevée pour la faire fondre et en faire de la ferraille.
Au début du XIXe siècle, en Angleterre, c'est devenu à la mode d'inhaler du protoxyde d'azote, ou gaz hilarant, parce qu'on avait découvert que ce gaz "procurait une sensation d'euphorie et de stimulation". Pendant un demi-siècle, c'est devenu une drogue à la mode chez les jeunes. Un groupe d'érudits, l'Askesian Society, ne faisait plus que ça : organiser des "soirées au gaz hilarant", où les volontaires pouvaient prendre une bonne bouffée pour se mettre en forme, puis amuser le public en se trémoussant de manière ridicule.
C'est seulement en 1846 que quelqu'un a eu l'idée de trouver une application pratique au protoxyde d'azote : l'utiliser comme anesthésique. C'était tellement évident, on se demande comment personne n'y avait pensé avant, et combien de milliers de personnes ont souffert inutilement sous le scalpel des chirurgiens.
Je raconte ça pour montrer que la chimie, qui avait tellement progressé au XVIIIe siècle, a un peu perdu le nord pendant les premières décennies du XIXe siècle, comme la géologie au début du XXe. En partie à cause des limitations des instruments, par exemple, il a fallu attendre la fin du siècle pour avoir des centrifugeuses, ce qui limitait beaucoup certains types d'expériences. Et en partie à cause de la société. En gros, la chimie, c'était la science des commerçants, des gens qui manipulaient du charbon, de la potasse et des colorants, pas la science des gentlemen. Les gentlemen s'intéressaient plutôt à la géologie, à l'histoire naturelle et à la physique. C'était un peu différent sur le continent, mais pas tant que ça. Un truc qui illustre bien ça, c'est que l'observation la plus importante de ce siècle, la découverte du mouvement brownien, la nature du mouvement moléculaire, n'a pas été faite par un chimiste, mais par un botaniste écossais, Robert Brown. Brown a remarqué en 1827 que les particules de pollen en suspension dans l'eau étaient constamment en mouvement, et ce, indéfiniment. La raison de ce mouvement perpétuel, l'action des molécules invisibles, est restée un mystère pendant longtemps. Si c'était pas pour un type extraordinaire, le comte Rumford, ça aurait peut-être été pire. Malgré son titre de noblesse, il était en fait un simple Benjamin Thompson, né en 1753 à Woburn, dans le Massachusetts, aux États-Unis. Thompson était beau, énergique, ambitieux, parfois très courageux, intelligent et sans scrupules. À 19 ans, il a épousé une riche veuve, de 14 ans son aînée. Mais quand la révolution a éclaté dans les colonies, il a bêtement pris le parti des royalistes et a même travaillé comme espion pour eux. Menacé d'arrestation en 1776 pour "manque d'enthousiasme pour la cause de la liberté", il s'est enfui, abandonnant femme et enfant, juste avant qu'une bande de patriotes, armés de barils de goudron chaud et de sacs de plumes, ne vienne lui faire une petite beauté.
Il s'est d'abord enfui en Angleterre, puis en Allemagne, où il est devenu conseiller militaire du gouvernement bavarois. Il a tellement impressionné les autorités qu'il a été anobli en 1791 et a reçu le titre de "comte Rumford du Saint-Empire Romain Germanique". Pendant son séjour à Munich, il a aussi conçu et aménagé le célèbre parc, le Jardin Anglais.
En même temps, il a trouvé le temps de faire beaucoup de travail scientifique pur. Il est devenu une autorité mondiale en thermodynamique, le premier à expliquer les principes de la convection des liquides et de la circulation des courants marins. Il a aussi inventé plusieurs objets utiles, comme la cafetière à filtre, les sous-vêtements thermiques et un type de fourneau qu'on appelle encore le four Rumford. Pendant un séjour en France en 1805, il a demandé la main de Madame Lavoisier, la veuve d'Antoine-Laurent Lavoisier, et l'a épousée. Ce mariage n'a pas été un succès et ils se sont vite séparés.
Rumford est resté en France jusqu'à sa mort en 1814. Il était généralement respecté par les Français, sauf peut-être par ses ex-femmes.
Si on parle de lui ici, c'est parce que pendant un bref séjour à Londres en 1799, il a fondé la Royal Institution. C'est devenu un des nombreux groupes d'érudits qui ont vu le jour en Angleterre à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Pendant un certain temps, c'était pratiquement la seule institution prestigieuse qui se consacrait activement au développement de la chimie, une science encore nouvelle. Et c'était presque entièrement grâce à un jeune homme exceptionnel, Humphry Davy. Peu après la création de l'institution, Davy a été nommé professeur de chimie. Il est vite devenu célèbre, un orateur brillant et un expérimentateur prolifique.
Peu après sa prise de fonction, Davy a commencé à annoncer la découverte d'un nouvel élément après l'autre : le potassium, le sodium, le manganèse, le calcium, le strontium et l'aluminium. S'il a découvert autant d'éléments, c'est moins parce qu'il avait compris comment les éléments étaient agencés, que parce qu'il avait inventé une technique astucieuse : faire passer un courant électrique à travers une substance en fusion, ce qu'on appelle aujourd'hui l'électrolyse. Au total, il a découvert 12 éléments, un cinquième du nombre total connu à son époque. Davy aurait pu faire encore plus de découvertes, mais malheureusement, c'était un jeune homme et il est vite devenu accro aux joies enivrantes du protoxyde d'azote. Il ne pouvait plus se passer de ce gaz, il en inhalait trois ou quatre fois par jour. Finalement, en 1829, c'est ce gaz qui aurait causé sa mort.
Heureusement, y'avait d'autres personnes sérieuses qui travaillaient sur le sujet, ailleurs. En 1808, un jeune quaker obstiné, John Dalton, a été le premier à annoncer la nature atomique de la matière, on y reviendra plus en détail. Et en 1811, un Italien avec un nom magnifique, Lorenzo Romano Amedeo Carlo Avogadro, a fait une découverte qui s'est avérée d'une grande importance à long terme : des volumes égaux de deux gaz quelconques, à pression et température égales, contiennent le même nombre d'atomes.
On a appelé ça plus tard la loi d'Avogadro. Cette loi simple et élégante est remarquable à deux égards. Premièrement, elle a jeté les bases d'une mesure plus précise de la taille et du poids des atomes. Les chimistes ont finalement utilisé le nombre d'Avogadro pour mesurer, par exemple, qu'un atome typique a un diamètre de 0,00000008 centimètre. C'est vraiment petit. Deuxièmement, presque personne n'a prêté attention à cette loi pendant près de 50 ans. À cause du fait qu'Avogadro était un solitaire, il travaillait seul et ne participait jamais à des congrès. Et aussi parce qu'il n'y avait pas de congrès où participer, et très peu de revues scientifiques où publier des articles. C'est assez bizarre. La révolution industrielle était en grande partie due aux progrès de la chimie, et pourtant, pendant des décennies, la chimie n'a pratiquement pas existé en tant que science systématique.
C'est seulement en 1841 qu'a été fondée la Chemical Society de Londres. Et c'est seulement en 1848 que cette société a commencé à publier régulièrement une revue. À cette époque, la plupart des autres sociétés savantes britanniques, la Geological Society, la Royal Geographical Society, la Zoological Society, la Horticultural Society et la Linnean Society, étaient déjà établies depuis au moins 20 ans, parfois beaucoup plus. Son concurrent, l'Institute of Chemistry, n'a vu le jour qu'en 1877, un an après la création de l'American Chemical Society. À cause de cette lenteur de l'organisation de la communauté chimique, la nouvelle de l'importante découverte d'Avogadro en 1811 n'a commencé à se répandre qu'en 1860, lors du premier Congrès international de chimie à Karlsruhe.
À cause de ce long isolement des chimistes, l'uniformisation du langage a été très lente. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, H2O pouvait signifier de l'eau pour un chimiste, et du peroxyde d'hydrogène pour un autre. C2H2 pouvait désigner de l'éthylène ou du gaz des marais. Pratiquement aucun symbole moléculaire n'était uniforme d'un endroit à l'autre.
Les chimistes utilisaient aussi toutes sortes de symboles et d'abréviations déroutantes, souvent inventés par eux-mêmes. Le Suédois Jöns Jacob Berzelius a mis au point une méthode de notation très nécessaire, qui stipulait que les éléments devaient être abrégés en utilisant leur nom grec ou latin. C'est pourquoi le fer est abrégé en Fe, du latin ferrum, et l'argent en Ag, du latin argentum.
Beaucoup d'autres abréviations correspondent aux noms anglais, l'azote est N, l'oxygène est O, l'hydrogène est H, etc. Ce qui reflète la nature latine de la langue anglaise, et pas une quelconque supériorité. Pour indiquer le nombre d'atomes dans une molécule, Berzelius utilisait une notation en exposant, comme H²O. Plus tard, sans raison particulière, on a pris l'habitude de mettre les chiffres en indice, comme H2O.
Malgré quelques tentatives de clarification, la chimie est restée dans un état de chaos relatif jusqu'à la fin du XIXe siècle. C'est pourquoi tout le monde s'est réjoui quand un professeur bizarre et négligé de l'Université de Saint-Pétersbourg en Russie est devenu une figure importante. Ce professeur s'appelait Dmitri Ivanovitch Mendeleïev.
Mendeleïev est né en 1834 à Tobolsk, en Sibérie occidentale, dans une grande famille instruite et relativement aisée. La famille était tellement nombreuse qu'on ne sait pas exactement combien d'enfants il y avait : certaines sources parlent de 14 enfants, d'autres de 17. En tout cas, tout le monde s'accorde à dire que Dmitri était le plus jeune. La famille Mendeleïev n'a pas toujours été chanceuse. Quand Dmitri était encore petit, son père, le directeur d'une école primaire locale, est devenu aveugle. Sa mère a dû sortir travailler. Apparemment, c'était une femme exceptionnelle, qui est devenue directrice d'une usine de verre très prospère. Tout allait bien jusqu'en 1848, quand un incendie a réduit l'usine en cendres et a ruiné la famille. La courageuse Madame Mendeleïev était déterminée à ce que son petit dernier reçoive une éducation. Elle a emmené Dmitri faire un voyage de plus de 6000 kilomètres en stop, l'équivalent d'un voyage de Londres à la Guinée équatoriale, jusqu'à Saint-Pétersbourg, pour l'inscrire à l'Institut Pédagogique. Elle est morte peu de temps après, épuisée.
Mendeleïev a terminé ses études avec succès et a fini par enseigner dans une université locale. C'était un chimiste compétent mais pas particulièrement remarquable, plus connu pour sa chevelure et sa barbe hirsutes que pour son talent en laboratoire. Il ne se faisait couper les cheveux et la barbe qu'une fois par an.
En 1869, à l'âge de 35 ans, il a commencé à réfléchir à la manière d'organiser les éléments. À l'époque, on les classait généralement de deux manières : soit par masse atomique, en utilisant la loi d'Avogadro, soit par propriétés générales, comme le fait d'être un métal ou un gaz. L'innovation de Mendeleïev, c'est qu'il a compris qu'on pouvait combiner les deux dans un seul tableau.
En réalité, une méthode similaire avait déjà été proposée trois ans auparavant par un chimiste amateur anglais, John Newlands. C'est une chose qui arrive souvent en science. Newlands pensait que si on rangeait les éléments par masse atomique, ils semblaient répéter certaines caractéristiques tous les huit éléments, une sorte d'harmonie. Un peu imprudemment, parce que c'était pas encore le moment, Newlands a appelé ça la "loi des octaves", en comparant cette disposition aux octaves d'un clavier de piano. C'était peut-être pas faux, mais cette idée a été considérée comme complètement absurde et a été ridiculisée.
Lors de réunions, des plaisantins lui demandaient parfois s'il pouvait jouer un petit morceau avec ses éléments. Découragé, Newlands a arrêté ses recherches et a vite disparu de la scène.
Mendeleïev a utilisé une approche légèrement différente, en regroupant les éléments par sept, mais en partant du même principe. Et là, tout d'un coup, ça a semblé génial, la vision est devenue claire. Comme les caractéristiques se répétaient périodiquement, on a appelé cette invention le "tableau périodique".
On dit que Mendeleïev s'est inspiré du jeu de patience nord-américain, et qu'il a eu la patience de le faire. Dans ce jeu, les cartes sont rangées en rangées horizontales par couleur, et en colonnes verticales par valeur. Il a utilisé un concept très similaire, en appelant les rangées horizontales des périodes, et les colonnes verticales des groupes. En regardant de haut en bas, on voit immédiatement un ensemble de relations. En regardant de gauche à droite, on voit un autre ensemble de relations. Plus précisément, les colonnes verticales regroupent les éléments qui ont des propriétés similaires. Ainsi, le cuivre est placé au-dessus de l'argent, et l'argent au-dessus de l'or, parce qu'ils ont tous une affinité chimique pour les métaux. Et l'hélium, le néon et l'argon sont dans la même colonne, parce que ce sont tous des gaz. En fait, c'est leur valence électronique qui détermine leur position. Et pour comprendre la valence électronique, faut aller à l'école du soir. En même temps, les éléments sont rangés en rangées horizontales du plus petit au plus grand nombre de protons dans leur noyau, ce qu'on appelle le numéro atomique.
On parlera de la structure des atomes et de la signification des protons dans le prochain chapitre. Pour l'instant, on va se contenter de reconnaître le principe de rangement : l'hydrogène n'a qu'un seul proton, son numéro atomique est donc 1 et il est placé en premier sur le tableau. L'uranium a 92 protons, il est donc presque à la fin, son numéro atomique est 92. Dans ce sens, comme l'a dit Philip Ball, la chimie n'est en fait qu'une question de comptage. Au fait, faut pas confondre le numéro atomique et la masse atomique. La masse atomique, c'est la somme du nombre de protons et du nombre de neutrons dans un élément.
Y'a encore beaucoup de choses qu'on ignorait ou qu'on ne comprenait pas. L'élément le plus abondant dans l'univers, c'est l'hydrogène. Pourtant, pendant les 30 années suivantes, on n'a pas beaucoup avancé dans sa compréhension. L'hélium, le deuxième élément le plus abondant, n'avait été découvert qu'un an auparavant, personne n'avait imaginé son existence avant. Et même sa découverte, elle a pas été faite sur Terre, mais dans le soleil. Il a été découvert avec un spectroscope lors d'une éclipse solaire, et c'est pour ça qu'il a été nommé d'après le dieu grec du soleil, Hélios. C'est seulement en 1895 que l'hélium a été isolé. Même comme ça, c'est grâce à l'invention de Mendeleïev que la chimie s'est stabilisée.
Pour la plupart d'entre nous, le tableau périodique, c'est quelque chose de beau et d'abstrait. Mais pour les chimistes, ça a tout de suite rendu la chimie plus ordonnée et plus claire. On peut pas trop insister sur ce point. "Sans aucun doute, le tableau périodique des éléments chimiques est le diagramme le plus beau et le plus systématique que l'humanité ait inventé", a écrit Robert E. Krebs dans son livre "The History and Use of the Chemical Elements". En fait, on peut lire une évaluation similaire dans toutes les histoires de la chimie.
Aujourd'hui, on connaît "environ 120 éléments", 92 qui existent à l'état naturel et une vingtaine qui ont été fabriqués en laboratoire. Le nombre exact est un peu controversé, parce que les éléments lourds synthétiques n'existent que pendant quelques millionièmes de seconde et les chimistes ne sont pas toujours d'accord sur le fait qu'ils ont vraiment été détectés. À l'époque de Mendeleïev, on ne connaissait que 63 éléments. On dit qu'il était intelligent, en partie parce qu'il avait compris que tous les éléments n'étaient pas encore connus et que beaucoup restaient à découvrir. Son tableau périodique prédisait avec précision que les nouveaux éléments, une fois découverts, trouveraient leur place.
Au passage, personne ne sait combien d'éléments il y aura au maximum, même si on considère que tout ce qui a une masse atomique supérieure à 168 est "pure spéculation". Mais ce qui est sûr, c'est que tous les éléments qu'on trouvera pourront être intégrés facilement dans le grand tableau de Mendeleïev.
Le XIXe siècle a réservé une dernière surprise importante aux chimistes. Ça a commencé en 1896. Henri Becquerel, à Paris, a accidentellement laissé un paquet de sels d'uranium dans un tiroir, sur des plaques photographiques enveloppées. Quelques temps plus tard, quand il a sorti les plaques, il a été surpris de constater que les sels d'uranium avaient laissé une empreinte sur les plaques, comme si elles avaient été exposées à la lumière. Les sels d'uranium émettaient une sorte de rayon.
Étant donné l'importance de cette découverte, Becquerel a fait un truc assez bizarre : il a confié cette affaire à une étudiante en thèse. Et par chance, cette étudiante était une immigrée polonaise, Marie Curie. Curie et son mari Pierre ont découvert que certaines roches libèrent constamment de grandes quantités d'énergie, sans que leur volume diminue et sans qu'il se produise de changement mesurable. Ce que Marie et Pierre Curie ne pouvaient pas savoir, et que personne n'a pu savoir avant l'explication d'Einstein au siècle suivant, c'est que les roches transforment la masse en énergie avec une efficacité extrême. Marie Curie a appelé ça la "radioactivité". En collaborant, les Curie ont aussi découvert deux nouveaux éléments, le polonium et le radium. Le polonium a été nommé d'après la Pologne, le pays d'origine de Marie.
En 1903, les Curie et Becquerel ont reçu ensemble le prix Nobel de physique. En 1911, Marie Curie a reçu le prix Nobel de chimie. C'est la seule personne à avoir reçu à la fois le prix de chimie et le prix de physique.
À l'Université McGill de Montréal, un jeune homme néo-zélandais, Ernest Rutherford, s'est intéressé aux nouveaux matériaux radioactifs. Avec un collègue, Frederick Soddy, il a découvert qu'une petite quantité de matière recèle une énergie énorme et que la plus grande partie de la chaleur de la Terre provient de cette désintégration radioactive. Ils ont aussi découvert que les éléments radioactifs se transforment en d'autres éléments. Par exemple, si tu as un atome d'uranium aujourd'hui, il se transformera en atome de plomb demain. C'était vraiment extraordinaire. C'était de l'alchimie pure et simple. Personne n'avait imaginé que ça pouvait se produire naturellement et spontanément.
Rutherford, qui a toujours été un pragmatique, a été le premier à y voir une valeur pratique. Il a remarqué que le temps qu'il faut à n'importe quelle substance radioactive pour que la moitié de ses atomes se transforme en d'autres éléments est toujours le même, la fameuse période radioactive. Cette vitesse de désintégration, stable et fiable, pouvait être utilisée comme une horloge. En mesurant la quantité de radioactivité présente dans une substance et sa vitesse de désintégration, on pouvait en déduire son âge. Il a testé un échantillon de pechblende, le principal minerai d'uranium, et a découvert qu'il avait 700 millions d'années, plus vieux que ce que la plupart des gens pensaient que la Terre avait.
Au printemps 1904, Rutherford est allé à Londres pour donner une conférence à la Royal Institution, fondée par le comte Rumford il y a seulement 150 ans. Mais cette époque des poudres et des perruques semblait déjà si lointaine pour ces gens de l'ère victorienne qui étaient prêts à se retrousser les manches et à se mettre au travail. Rutherford s'apprêtait à parler de sa nouvelle théorie de la transmutation radioactive. Et pour illustrer sa conférence, il a sorti cet échantillon de pechblende. Rutherford a eu l'intelligence de souligner, parce que Lord Kelvin était présent, même s'il était pas toujours complètement réveillé, que Kelvin lui-même avait dit que si on découvrait une autre source de chaleur, ses calculs seraient remis en question. Rutherford avait découvert cette autre source de chaleur. Grâce à la radioactivité, on pouvait calculer que la Terre était probablement, sans aucun doute, beaucoup plus vieille que les 24 millions d'années