Chapter Content
Euh... Alors, si vous êtes arrivés jusqu'ici avec moi, c'est que, euh, vous avez, comment dire... tous les éléments pour comprendre, hum, la vision actuelle du monde que nous propose la physique fondamentale. Avec, bien sûr, ses forces, ses faiblesses, ses limites, quoi.
Il y a genre quatorze milliards d'années, euh, l'espace-temps courbé est né... On sait pas trop comment, hein... Et puis, il est toujours en expansion, quoi. Cet espace, c'est vraiment, vraiment une entité, genre une entité réelle. C'est un champ physique, quoi. Sa dynamique, elle est décrite par les équations d'Einstein. L'espace se courbe, sous l'effet de la gravité de la matière. Et, si la matière, elle est trop concentrée, bah... l'espace, il s'effondre dans un trou noir, quoi.
La matière, elle est répartie dans... pfiou... cent milliards de galaxies, et chaque galaxie contient aussi... cent milliards d'étoiles, un truc de fou. Et, cette matière, elle est constituée de champs quantiques. Alors, soit elle apparaît sous forme de particules, comme les électrons, les photons, soit... sous forme d'ondes, comme les ondes électromagnétiques, celles qui nous donnent les images de la télé, le soleil, la lumière des étoiles, tout ça quoi.
Ces champs quantiques, ils forment les atomes, la lumière, tout ce qu'il y a dans l'univers, en fait. C'est des objets super, super bizarres, hein. Leurs quanta, ce sont des particules, qui apparaissent, euh, seulement quand ils interagissent avec d'autres trucs. Et, quand ils interagissent pas, bah, ils s'étalent, genre en... en "nuages de probabilités", quoi. Le monde, en fait, c'est un ensemble d'événements élémentaires, qui sont plongés dans un vaste océan d'espace dynamique, qui ondule, comme, euh... comme l'eau de la mer, quoi.
Avec cette vision du monde, et quelques petits détails, qui permettent de la rendre concrète, on peut décrire... enfin, presque tout ce qu'on voit.
Alors, justement, c'est "presque" qu'est intéressant, hein. C'est quoi qui manque ? C'est ça qu'on cherche. Le reste du livre, c'est pour parler de ce qui manque.
En tournant cette page, ben, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, vous quittez, genre, le monde qu'on connaît, qu'on comprend... pour aller dans un monde qu'on ne connaît pas encore, qu'on essaie d'entrevoir, quoi.
C'est comme si on quittait la protection de notre petite navette spatiale bien fiable, pour se lancer dans l'inconnu, quoi.
Euh... Au cœur même de notre compréhension du monde physique, il y a un paradoxe, en fait. Le vingtième siècle nous a légué deux trucs vraiment précieux, hein : la relativité générale, et la mécanique quantique. C'est des cadeaux qui nous servent beaucoup pour comprendre le monde, et pour la technologie d'aujourd'hui. De la relativité générale, on a développé la cosmologie, l'astrophysique, et l'étude des ondes gravitationnelles, des trous noirs. De la mécanique quantique, on a posé les bases de la physique atomique, nucléaire, des particules élémentaires, de la matière condensée, et plein d'autres trucs.
Mais, entre les deux théories, il y a un truc qui... qui coince, quoi. Elles peuvent pas être toutes les deux vraies, enfin... pas sous leur forme actuelle, parce qu'elles ont l'air de se contredire, quoi. La description du champ gravitationnel, elle tient pas compte de la mécanique quantique, elle explique pas que le champ, c'est un champ quantique. Et, l'exposé de la mécanique quantique, il prend pas en compte la courbure de l'espace-temps, qui est décrite par les équations d'Einstein.
Un étudiant, qui écoute un cours de relativité générale le matin, et un cours de mécanique quantique l'après-midi, on peut comprendre qu'il se dise que les profs, c'est des abrutis, ou qu'ils se parlent pas depuis un siècle, quoi. Parce que, comment c'est possible que le matin, le monde, c'est un espace-temps courbé, tout est continu... Et, l'après-midi, le monde, c'est des sauts discontinus d'énergie quantique, qui interagissent dans un espace plat ?
Le paradoxe, c'est que les deux théories, elles marchent super bien, quoi.
Dans toutes les expériences, dans tous les tests, la nature, elle arrête pas de dire à la relativité générale "t'as raison", et à la mécanique quantique "t'as raison aussi", alors que les deux théories, elles sont basées sur des hypothèses qui ont l'air complètement opposées, quoi. Bon... c'est clair qu'il y a un truc qu'on a pas encore pigé, quoi.
Dans la plupart des cas, on peut négliger soit la mécanique quantique, soit la relativité générale (soit même les deux). La lune, elle est trop grosse pour être affectée par les petites discontinuités quantiques, donc on peut négliger ça, quand on décrit son mouvement. D'un autre côté, l'atome, il est trop léger pour courber l'espace de façon significative, donc on peut négliger la courbure de l'espace, quand on décrit l'atome. Mais, il y a des cas où la courbure de l'espace, et la discontinuité quantique, elles comptent toutes les deux. Et, pour ces cas-là, on n'a pas de théorie physique établie.
L'intérieur d'un trou noir, c'est un exemple. Ce qui s'est passé lors du big bang, c'est un autre exemple. Pour le dire simplement, on sait pas comment le temps et l'espace, ils fonctionnent, à des échelles très, très petites. Dans ces cas-là, les théories actuelles, elles sont... déconcertantes, parce qu'elles peuvent rien nous dire de raisonnable. La mécanique quantique, elle peut pas gérer la courbure de l'espace-temps. La relativité générale, elle peut pas expliquer les quanta. C'est ça le problème de la gravité quantique.
Et, on peut approfondir le problème. Einstein, il avait compris que l'espace et le temps, c'est une manifestation d'un champ physique : le champ gravitationnel. Bohr, Heisenberg, Dirac, ils savaient très bien que les champs physiques, ils ont des propriétés quantiques : discontinuité, probabilité, apparition par interaction. Donc, l'espace et le temps, ils doivent aussi être des entités quantiques, avec ces propriétés bizarres, quoi.
Alors... Qu'est-ce que c'est que l'espace quantique ? Qu'est-ce que c'est que le temps quantique ? C'est ça le problème qu'on appelle la gravité quantique. Il y a des physiciens sur les cinq continents qui essaient de résoudre ce problème. Leur objectif, c'est de trouver une théorie, une série d'équations, qui résolvent l'incompatibilité actuelle entre la mécanique quantique et la gravité.
C'est pas la première fois que la physique se retrouve avec deux théories super efficaces, mais qui ont l'air de se contredire. Dans le passé, les efforts pour intégrer les théories, ils ont payé, et on a fait des bonds de géant dans notre compréhension du monde. Newton, il a combiné la physique de Galilée, qui décrit le mouvement des objets sur Terre, et la physique de Kepler, qui décrit le mouvement des corps célestes. Il a découvert la gravitation universelle. Maxwell et Faraday, ils ont mis ensemble l'électricité et le magnétisme, et ils ont trouvé les équations du champ électromagnétique. Einstein, il a créé la relativité restreinte pour résoudre les contradictions entre la mécanique de Newton et le champ électromagnétique de Maxwell. Et, il a créé la relativité générale pour résoudre les conflits entre la mécanique de Newton et la relativité restreinte.
Les théoriciens, ils sont super contents quand ils trouvent des contradictions de ce genre : c'est une opportunité en or, quoi. La question, c'est : est-ce qu'on peut construire un cadre conceptuel, qui soit compatible avec les deux théories ?
Pour comprendre ce que c'est que l'espace quantique et le temps quantique, il faut encore modifier en profondeur notre façon de percevoir les choses. Il faut repenser les principes fondamentaux de notre compréhension du monde. Comme Anaximandre, qui a compris que la Terre, elle volait dans l'espace, que le "haut" et le "bas", ça existe pas dans l'univers. Ou comme Copernic, qui a compris qu'on se déplaçait à une vitesse folle dans le ciel. Ou comme Einstein, qui a compris que l'espace-temps, c'est comme une méduse qu'on peut comprimer, et que le temps, il s'écoule pas de la même façon partout... En cherchant une vision du monde qui soit compatible avec ce qu'on sait déjà, il faut qu'on change encore une fois notre point de vue sur la nature du réel.
Le premier à avoir compris que nos bases conceptuelles, elles doivent changer pour qu'on comprenne la gravité quantique, c'est un personnage romantique, un peu une légende : Matvei Bronstein. C'était un jeune Russe, qui vivait à l'époque de Staline, et qui a fini par mourir de façon tragique, quoi.
Matvei, c'était un ami de Lev Landau, qui était un peu plus jeune que lui. Landau, il est devenu le plus grand théoricien soviétique. Les collègues, qui connaissaient les deux, ils disaient que Matvei, il était encore plus intelligent. Au moment où Heisenberg et Dirac, ils ont posé les fondements de la mécanique quantique, Landau, il pensait à tort que la définition des champs, elle était pas complète, à cause des quanta. Il pensait que les fluctuations quantiques, elles nous empêcheraient de mesurer l'amplitude d'un champ en un point de l'espace, dans une région même très petite. Bohr, qui était super intelligent, il a tout de suite vu que Landau avait tort. Il a creusé la question, il a écrit un long article super détaillé, et il a prouvé que, même en tenant compte des effets de la mécanique quantique, la définition des champs (par exemple, le champ électrique), elle restait complète. Du coup, Landau, il a laissé tomber le truc.
Mais le jeune ami de Landau, Matvei, ça l'intéressait vachement. Il s'est rendu compte que l'intuition de Landau, même si elle était pas tout à fait juste, elle contenait quand même un truc important. Bohr, il avait prouvé que le champ électrique quantique, en un point de l'espace, c'était bien défini. Matvei, il a refait le raisonnement de Bohr, et il l'a appliqué au champ gravitationnel, dont Einstein venait d'écrire les équations, quelques années avant. Et là... surprise ! Landau avait raison. Quand on tient compte des quanta, la définition du champ gravitationnel, en un point, elle est pas complète.
Pour comprendre ça, il y a une façon assez intuitive de le voir. Imaginons qu'on veut observer une région de l'espace qui est vraiment, vraiment petite. Pour faire ça, il faut mettre un truc dans cette région, pour marquer le point qu'on veut examiner. On met une particule, par exemple. Heisenberg, il a montré qu'on peut pas laisser une particule dans un point de l'espace pendant longtemps. Elle s'échappe vite. Et, plus la région où on place la particule est petite, plus elle s'échappe vite (c'est le principe d'incertitude d'Heisenberg). Si la particule, elle s'échappe très vite, c'est qu'elle a beaucoup d'énergie. Maintenant, on tient compte de la théorie d'Einstein. L'énergie courbe l'espace. Beaucoup d'énergie, ça veut dire que l'espace se courbe beaucoup. L'énorme énergie dans une toute petite région, ça fait courber l'espace de façon tellement forte, qu'il s'effondre dans un trou noir, comme une étoile qui s'effondre. Mais, si la particule, elle tombe dans un trou noir, on peut plus la voir. On peut plus l'utiliser comme point de référence pour la région de l'espace. On peut pas mesurer une région de l'espace aussi petite qu'on veut, parce que, si on essaie de le faire, cette région, elle disparaît dans un trou noir.
Si on rajoute un peu de maths, l'argument, il devient plus précis. Le résultat, il est général : quand on combine la mécanique quantique et la relativité générale, on se rend compte qu'il y a une limite à la division de l'espace. En dessous d'une certaine échelle, rien ne peut aller. Plus précisément, il n'y a rien.
Elle est petite comment, la région minimale de l'espace ? Le calcul, il est assez simple : il suffit de calculer la taille minimale qu'une particule peut avoir, avant de tomber dans son propre trou noir. Le résultat, il est clair. La longueur minimale, c'est à peu près :
(Formule mathématique avec G, c et h bar)
Sous le signe racine carrée, il y a les trois constantes naturelles qu'on a déjà vues : la constante de Newton G, qu'on a discutée au chapitre 2, et qui détermine l'intensité de la gravité ; la vitesse de la lumière c, qu'on a présentée quand on a parlé de la relativité au chapitre 3, et qui révèle le présent étendu ; et la constante de Planck h bar, qu'on a vue au chapitre 4, et qui détermine l'échelle des discontinuités quantiques. La présence de ces trois constantes, ça prouve qu'on est bien en train d'examiner un truc qui a à voir avec la gravité (G), la relativité (c) et la mécanique quantique (h bar).
La longueur LP, qu'on détermine de cette façon, elle est appelée la longueur de Planck. Elle devrait s'appeler la longueur de Bronstein, mais c'est comme ça. Numériquement, c'est à peu près égal à 10^-33 centimètres. C'est... vraiment très petit, quoi.
La gravité quantique, elle apparaît à ces échelles extrêmement petites. Pour qu'on se rende compte à quel point les échelles dont on parle sont petites : si on agrandissait une coquille de noix, jusqu'à ce qu'elle devienne aussi grande que l'univers observable, on pourrait toujours pas voir la longueur de Planck. Même en ayant agrandi autant, la longueur de Planck, elle serait toujours un millionième de la coquille de noix, avant qu'on l'agrandisse. À ces échelles-là, les propriétés de l'espace et du temps, elles changent. Elles deviennent autre chose, elles deviennent "l'espace et le temps quantiques". Et, comprendre ce que ça veut dire, c'est tout le problème.
Matvei Bronstein, il a compris tout ça dans les années 30. Il a écrit deux petits articles super éclairants. Il a montré que notre idée habituelle de l'espace comme un continuum infiniment divisible, elle est incompatible avec la mécanique quantique et la relativité générale, quand on les met ensemble.
Mais, il y a un problème. Matvei et Lev, c'étaient des communistes convaincus. Ils croyaient que la révolution, c'était pour libérer l'humanité, pour construire une société meilleure, sans injustices, sans les inégalités qu'on voit toujours un peu partout dans le monde. Ils suivaient fidèlement Lénine. Quand Staline a pris le pouvoir, ils ont été déboussolés, puis critiques, puis opposants. Ils ont écrit des articles, euh... modérés, mais qui critiquaient ouvertement... C'était pas ça, le communisme qu'ils voulaient...
C'était une époque dure. Landau, il a tenu bon, mais c'était pas facile. Il a survécu. Matvei, lui, l'année après avoir eu l'intuition qu'il fallait transformer complètement notre idée de l'espace-temps, il a été arrêté par la police de Staline, et il a été condamné à mort. Il a été exécuté le jour même de son procès, le 18 février 1938. Il avait trente ans.
Après la mort prématurée de Matvei Bronstein, plein de physiciens brillants, ils ont essayé de résoudre le problème de la gravité quantique. Dirac, il a consacré les dernières années de sa vie à ce problème. Il a ouvert de nouvelles voies, il a introduit plein d'idées, plein de techniques. Une grande partie des travaux actuels sur la gravité quantique, ils sont basés sur ça. Grâce à ces techniques, on sait comment décrire un monde sans temps, je vous expliquerai ça après. Feynman, il a essayé d'adapter les techniques qu'il avait développées pour les électrons et les photons, et de les appliquer au contexte de la gravité quantique. Mais ça a pas marché. Les électrons et les photons, c'est des quanta dans l'espace. Alors que la gravité quantique, c'est autre chose. Il suffit pas de décrire des "gravitons" qui bougent dans l'espace. C'est l'espace lui-même qui doit être quantifié.
Il y a des physiciens qui, en essayant de résoudre le problème de la gravité quantique, ils ont résolu d'autres problèmes par hasard, et ils ont gagné le prix Nobel pour ça. Deux physiciens hollandais, Gerard't Hooft et Martinus Veltman, ils ont gagné le prix Nobel en 1999, parce qu'ils avaient prouvé la cohérence des théories qu'on utilise aujourd'hui pour décrire les forces nucléaires. Ces théories, elles font partie du modèle standard. Mais, leur projet de recherche, c'était en fait de prouver la cohérence d'une théorie de la gravité quantique. Ils ont pris les travaux sur les théories des autres forces comme un travail préparatoire. Et ce "travail préparatoire", il leur a valu le prix Nobel. Mais ils ont pas réussi à prouver la cohérence de leur propre théorie de la gravité quantique.
On pourrait continuer la liste, ça ressemblerait à un tableau d'honneur des théoriciens les plus brillants, mais aussi à un tableau des échecs. Petit à petit, au fil des décennies, les idées, elles se sont clarifiées. On ne s'engage plus dans des impasses. Les techniques, les concepts généraux, ils se sont consolidés. Et les résultats, ils ont commencé à s'accumuler. Pour citer tous les scientifiques, qui ont contribué à cette construction lente, il faudrait faire une liste super longue. Chacun a apporté sa pierre à l'édifice.
Je voudrais juste citer une personne, qui a rassemblé les fils de cette recherche collective : un Anglais exceptionnel, toujours jeune, philosophe et physicien : Chris Isham. Moi, j'ai commencé à m'intéresser à ce problème, après avoir lu un de ses articles sur le problème de la gravité quantique. L'article, il expliquait pourquoi le problème, il était si difficile, comment nos idées sur l'espace et le temps, elles devaient être modifiées, et il donnait un aperçu clair de toutes les méthodes qu'on utilisait à l'époque, des résultats qu'on avait obtenus, et des difficultés qu'on rencontrait. J'étais en troisième année à la fac, et la possibilité de repenser l'espace et le temps à partir de zéro, ça m'a fasciné. Cette fascination, elle m'a jamais quitté. Comme chantait Pétrarque : "Même si l'arc se brise, ma blessure ne guérira pas."
Le scientifique qui a le plus contribué à la gravité quantique, c'est John Wheeler. C'est une figure légendaire, qui a traversé tout le vingtième siècle de la physique. Il a été l'élève, le collaborateur de Niels Bohr à Copenhague. Il a été le collaborateur d'Einstein après qu'il ait émigré aux États-Unis. En tant que professeur, il a eu des élèves comme Richard Feynman... Wheeler, il a toujours été au cœur de la physique du vingtième siècle. Il avait un don exceptionnel pour l'imagination. C'est lui qui a inventé le terme "trou noir", et qui l'a popularisé. Son nom, il est lié aux premières explorations en profondeur sur la façon de penser l'espace-temps quantique, souvent plus intuitives que mathématiques. Il a tiré les leçons de Bronstein, il a compris que la nature quantique du champ gravitationnel, ça impliquait qu'il fallait modifier l'idée qu'on avait de l'espace, à des échelles minuscules. Wheeler, il cherchait des idées nouvelles pour concevoir cet espace quantique. Il imaginait l'espace quantique comme un ensemble d'objets géométriques qui se superposent, comme on voit les électrons comme des nuages d'électrons.
Imaginez que vous regardez la mer de très haut : vous voyez un immense océan, une surface plate et bleue. Maintenant, vous descendez un peu, vous regardez de plus près. Vous commencez à voir les vagues qui se forment sous l'effet du vent. Vous continuez à descendre. Vous voyez les vagues qui se brisent. La surface de la mer, c'est une écume agitée. C'est comme ça que Wheeler, il imaginait l'espace.
À notre échelle, qui est beaucoup plus grande que la longueur de Planck, l'espace, il est lisse. Si on plonge à l'échelle de Planck, l'espace, il se brise, il forme une écume.
Wheeler, il cherchait une façon de décrire cette écume d'espace, ces ondes de probabilité de différentes formes géométriques. En 1966, un de ses jeunes collègues, Bryce DeWitt, qui vivait en Californie, il a trouvé une solution. Wheeler, il voyageait beaucoup, il rencontrait des collaborateurs dès qu'il pouvait. Il a donné rendez-vous à Bryce à l'aéroport de Raleigh-Durham, en Caroline du Nord. Il avait quelques heures d'escale là-bas. Bryce est venu, il lui a montré une équation pour une "fonction d'onde de l'espace". On pouvait l'obtenir avec une astuce mathématique assez simple. Wheeler, il était super intéressé. C'est de cette conversation qu'est née une sorte d'"équation de Schrödinger" pour la relativité générale. Cette équation, elle permet de déterminer les probabilités des espaces courbés. Pendant longtemps, DeWitt, il l'appelait l'équation de Wheeler. Wheeler, lui, il l'appelait l'équation de DeWitt. Les autres, ils l'ont appelée l'équation de Wheeler-DeWitt.
L'idée, elle est géniale. Elle est devenue la base des tentatives pour construire toute une théorie de la gravité quantique. Mais l'équation, elle a des problèmes... des problèmes graves. D'abord, mathématiquement, l'équation, elle est vraiment mal foutue. Si on fait des calculs avec, on obtient des résultats infinis qui n'ont aucun sens. Il faut l'améliorer.
Et puis, elle est dure à interpréter, à comprendre ce qu'elle veut dire. En plus de ces aspects pénibles, il y a un truc : l'équation, elle contient pas la variable temps. Si elle contient pas la variable temps, comment on fait pour calculer l'évolution des choses qui se passent dans le temps ? Les équations dynamiques de la physique, normalement, elles contiennent la variable temps t. Qu'est-ce que ça veut dire, une théorie physique qui contient pas la variable temps ? Pendant des années, il y a eu des recherches autour de ces équations, pour essayer de les modifier de différentes façons, pour mieux les définir, pour comprendre ce qu'elles pouvaient vouloir dire.
À la fin des années 80, le brouillard, il a commencé à se dissiper. Des solutions inattendues de l'équation de Wheeler-DeWitt, elles ont commencé à apparaître. À cette époque-là, j'ai d'abord été en visite à l'université de Syracuse, à New York, chez le physicien indien Abhay Ashtekar. Puis, je suis allé à l'université de Yale, dans le Connecticut, chez le physicien américain Lee Smolin. Je me souviens de cette période comme d'une période de discussions intenses, pleine d'enthousiasme intellectuel. Ashtekar, il a réécrit l'équation de Wheeler-DeWitt, sous une forme plus simple. Smolin, avec Ted Jacobson, de l'université du Maryland, à Washington, ils ont été les premiers à trouver des solutions à ces équations bizarres.
Ces solutions, elles avaient une particularité étrange : elles dépendaient de lignes fermées dans l'espace. Une ligne fermée, c'est un "anneau". Smolin et Jacobson, ils pouvaient écrire une solution de l'équation de Wheeler-DeWitt pour chaque anneau, pour chaque ligne fermée. Qu'est-ce que ça voulait dire ? C'est de ces discussions que sont sortis les premiers résultats de ce qu'on a appelé plus tard la gravité quantique à boucles. Le sens de ces solutions de l'équation de Wheeler-DeWitt, il est devenu de plus en plus clair. Sur la base de ces solutions, une théorie cohérente s'est construite progressivement. Cette théorie, on l'a appelée la "théorie des boucles", en référence aux premiers résultats de recherche.
Maintenant, il y a des centaines de scientifiques qui travaillent sur cette théorie. De la Chine à l'Argentine, de l'Indonésie aux États-Unis, un peu partout dans le monde. La théorie, qui se construit progressivement, elle s'appelle la théorie des boucles, ou gravité quantique à boucles. On va consacrer les prochains chapitres à cette théorie. C'est pas la seule voie de recherche dans la gravité quantique, mais c'est celle qui me paraît la plus prometteuse.
Le chapitre précédent, il s'est terminé sur la découverte des solutions de l'équation de Wheeler-DeWitt, par Jacobson et Smolin. Ces solutions, elles dépendent de lignes qui se referment sur elles-mêmes, des anneaux. Qu'est-ce que ça veut dire ?
Vous vous souvenez des lignes de force de Faraday, ces lignes qui véhiculent la force du champ électrique, et qui, dans l'imagination de Faraday, remplissaient l'espace ? Ces lignes, qui sont à l'origine du concept de "champ" ? Les lignes fermées qui apparaissent dans les solutions de l'équation de Wheeler-DeWitt, ce sont les lignes de force de Faraday du champ gravitationnel.
Mais, maintenant, il faut ajouter deux éléments nouveaux à l'idée de Faraday.
Le premier, c'est qu'on est en train de faire une théorie quantique. Et, dans une théorie quantique, tout est discontinu. La toile d'araignée infiniment continue des lignes de force de Faraday, maintenant, elle ressemble vraiment à une toile d'araignée : elle a un nombre fini de lignes individuelles. Chaque ligne, qui détermine une solution de l'équation de Wheeler-DeWitt, elle décrit une ligne à l'intérieur de cette toile.
Le deuxième aspect nouveau, et le plus important, c'est qu'on est en train de parler de la gravité. Donc, comme Einstein l'avait compris, on parle pas d'un champ qui envahit l'espace, mais de la structure de l'espace elle-même. Les lignes de force de Faraday du champ gravitationnel quantique, ce sont les lignes qui tissent l'espace.
Au début, les recherches, elles se sont concentrées sur ces lignes, et sur la façon dont elles "tissent" notre espace physique en trois dimensions. On essayait d'en déduire des premières images visuelles de la structure discontinue de l'espace, comme celle de la figure 6.1.
(Description de la figure 6.1)
Assez vite, grâce à l'inspiration, au talent mathématique de jeunes scientifiques, comme l'Argentin Jorge Pullin, le Polonais Jerzy Lewandowski, on a compris que la clé pour comprendre la physique de ces solutions, c'était les points d'intersection de ces lignes. Ces points, on les appelle les "nœuds". Les lignes entre les nœuds, on les appelle les "arêtes". Un ensemble de lignes qui se croisent, ça forme un "graphe", c'est-à-dire une combinaison de nœuds, reliés par des arêtes, comme sur la figure 6.3.
(Description de la figure 6.2)
Les calculs, ils ont montré que, s'il y a pas de nœuds, il y a pas de volume d'espace physique. Autrement dit, le volume de l'espace, il est dans les nœuds du graphe, et pas dans les lignes. Les lignes, elles "relient" les volumes individuels, qui se trouvent au niveau des nœuds.
Pour qu'on arrive à une image complète de l'espace-temps quantique, qu'on obtient de cette façon, ça a pris du temps. Il fallait traduire les maths floues de l'équation de Wheeler-DeWitt, en une structure suffisamment bien définie, pour qu'on puisse faire des calculs, pour qu'on puisse obtenir des résultats précis. Et, la clé pour comprendre le sens physique des graphes, c'est le calcul des spectres des volumes et des aires.
Prenons une région de l'espace, n'importe laquelle, par exemple, la pièce où vous êtes en train de lire ce livre. Elle est grande comment, cette pièce ? La taille de la pièce, l'espace qu'elle occupe, c'est ce qu'on mesure avec le volume. Le volume, c'est une grandeur géométrique qui dépend de la géométrie de l'espace. Mais la géométrie de l'espace (comme Einstein l'a compris, comme je l'ai décrite au chapitre 3), c'est le champ gravitationnel. Donc, le volume, c'est une propriété du champ gravitationnel. Ça indique, en fait, combien de champ gravitationnel il y a entre les murs de la pièce. Mais le champ gravitationnel, c'est une grandeur physique. Et, comme toutes les grandeurs physiques, elle obéit aux lois de la mécanique quantique. Le volume aussi, comme toutes les grandeurs physiques, il peut pas prendre n'importe quelle valeur. Il peut prendre seulement des valeurs particulières, comme je l'ai décrit au chapitre 4. Si vous vous souvenez bien, l'ensemble de toutes les valeurs possibles, c'est ce qu'on appelle un "spectre". Donc, il doit exister un "spectre du volume" (figure 6.2).
Dirac, il nous a donné des formules pour calculer le spectre de chaque grandeur physique. Le calcul du spectre du volume, il a pris du temps. Il fallait d'abord écrire la formule, puis faire le calcul. C'était un processus assez compliqué. Le calcul, il a été achevé au milieu des années 90. Le résultat, c'était celui qu'on attendait (Feynman, il disait qu'il fallait pas faire de calculs, avant de connaître le résultat) : le spectre du volume, il est discret. C'est-à-dire que le volume, il peut être constitué seulement de "petits paquets" discontinus. C'est un peu comme l'énergie du champ électromagnétique, qui est constitué de photons discrets.
Les nœuds du graphe, ils représentent des paquets discontinus de volume. Pour les photons, ils peuvent prendre seulement des tailles particulières, qu'on peut calculer avec les équations quantiques de Dirac.
Chaque nœud n du graphe, il a son propre volume vn. C'est un nombre, qui fait partie du spectre du volume. Les nœuds, ce sont les quanta élémentaires qui constituent l'espace physique. Chaque nœud du graphe, c'est une "particule quantique d'espace". La structure qui apparaît, elle ressemble à la figure 6.3.
(Description de la figure 6.3)
Une arête, c'est un quantum individuel d'une ligne de force de Faraday. Maintenant, on peut comprendre ce que ça représente : si on imagine que les deux nœuds, c'est deux petites "régions d'espace", ces deux régions, elles sont séparées par une toute petite surface. La taille de cette surface, c'est son aire. La deuxième grandeur, après le volume, c'est l'aire, qui est associée à chaque ligne. Elle caractérise le réseau quantique d'espace.
Comme le volume, l'aire, c'est une grandeur physique. Elle a son propre spectre, qu'on peut calculer avec les équations de Dirac.
L'aire, elle est pas continue. Elle est discontinue. Il y a pas d'aire aussi petite qu'on veut.
L'espace, il a l'air continu, mais c'est juste parce qu'on ne perçoit pas les échelles extrêmement petites de ces quanta individuels d'espace. C'est comme quand on regarde de près le tissu d'un t-shirt. On se rend compte qu'il est tissé avec des fils très fins.
(Description du tableau 6.1)
Quand on dit que le volume d'une pièce, c'est, par exemple, 100 mètres cubes, en fait, on compte les particules d'espace, les quanta du champ gravitationnel, qu'elle contient. Dans une pièce, ce nombre, il a plus de 100 chiffres. Quand on dit que l'aire de cette feuille de papier, c'est 200 centimètres carrés, en fait, on compte le nombre d'arêtes du réseau, ou des anneaux, qui se trouvent sur toute la feuille. Le nombre de quanta d'une page de ce livre, il a à peu près 70 chiffres.
L'idée qu'en mesurant des longueurs, des aires, des volumes, en fait, on compte des éléments individuels, elle avait déjà été formulée par Riemann lui-même, au dix-neuvième siècle. Riemann, c'était le mathématicien qui avait développé la théorie des espaces courbés continus. Il était déjà conscient que l'espace physique discret, c'était plus raisonnable que l'espace continu.
Pour résumer, la théorie de la gravité quantique à boucles, ou la théorie des boucles, elle intègre la relativité générale et la mécanique quantique d'une façon assez conservatrice, parce qu'elle n'introduit pas d'autres hypothèses que ces deux théories. Elle se contente de les réécrire, pour qu'elles soient compatibles. Mais le résultat, il est quand même bouleversant.
La relativité générale, elle nous dit que l'espace, c'est un truc dynamique, comme le champ électromagnétique : une méduse immense et active, qui se courbe, qui s'étire, et dans laquelle on habite. La mécanique quantique, elle nous dit que chaque champ est constitué de quanta, qu'il a une structure fine et discontinue. Donc, l'espace physique, comme c'est un champ, il est constitué de quanta. La structure discontinue qui caractérise les autres champs quantiques, elle caractérise aussi le champ gravitationnel quantique. Donc, elle caractérise aussi l'espace. On prédit l'existence de quanta de gravitation, comme il existe des quanta de lumière, les quanta du champ électromagnétique, et des quanta des champs quantiques : les particules. Mais l'espace, c'est le champ gravitationnel. Les quanta du champ gravitationnel, c'est les quanta de l'espace : les constituants discrets de l'espace.
La prédiction centrale de la théorie de la gravité quantique à boucles, c'est que l'espace, c'est pas un continuum, c'est pas infiniment divisible. Il est constitué d'"atomes d'espace", qui sont plus petits qu'un milliardième de milliardième du plus petit noyau atomique.
La gravité quantique à boucles, elle décrit cette structure atomique et quantique discrète de l'espace avec des maths précises. On obtient ce résultat en appliquant les équations générales de la mécanique quantique de Dirac au champ gravitationnel d'Einstein.
La théorie des boucles, elle prédit en particulier que le volume, par exemple, le volume d'un cube