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Euh... Bonjour à toutes et à tous ! Alors, aujourd'hui, on va parler des, comment dire, des "Trente Glorieuses". Une période... euh... assez incroyable, franchement.
Vous savez, l'histoire, ça se répète pas vraiment, mais... ça rime, quoi. C'est bizarre, hein ? Imaginez, vers 1870, on était à peu près... un milliard trois sur Terre. Le revenu moyen, c'était genre, 1300 dollars par an en argent d'aujourd'hui. Pas terrible, hein ? Mais bon, en 1938, la population avait doublé à peu près et le revenu, lui, avait été multiplié par 2,5. Déjà, c'était mieux !
Faut dire qu'avant 1870, ça avait été dur pour le monde entier. Vous vous souvenez de John Stuart Mill ? Le mec était super pessimiste, limite dépressif. Sans parler de Karl Marx, hein. Pour eux, les progrès techniques, ça profitait pas à grand monde... Et puis, avant 1938, on a eu la Première Guerre mondiale et la Grande Dépression... et c'était pas fini, hein. La Seconde Guerre mondiale, plus de 50 millions de morts... Un vrai désastre, une interruption brutale de la progression économique.
Mais bon, entre 1870 et 1914, il y avait eu un âge d'or, une prospérité jamais vue ! Et puis, de 1938 à 1973, rebelote ! La mobilisation pour la Seconde Guerre mondiale, ça a donné un coup de fouet aux pays qui n'étaient pas des champs de bataille, surtout les États-Unis.
Alors, de 1938 à 1973, l'économie mondiale, elle a fait un bond en avant, hein. Un truc de dingue. Et le cœur du monde industrialisé, les pays qu'on appelle maintenant le G7, ils ont foncé ! Pas à 0,7 % par an comme entre 1913 et 1938, ni même à 1,42 % comme entre 1870 et 1913, mais... tenez-vous bien... à 3 % par an en moyenne ! Malgré la guerre et tout. Ça veut dire que la richesse matérielle de ces pays, elle doublait tous les 23 ans, quoi. En gros, en une génération. En 1973, le G7, il était trois fois plus riche qu'en 1938.
Le pays le plus pauvre du G7, le Japon, c'est celui qui a le plus progressé, un truc de fou, 4,7 % par an ! Malgré les bombes atomiques et tout. Le Canada et l'Italie, plus de 3 % par an. Et le G7, c'était pas les seuls, hein. Le Mexique, l'Espagne, pareil !
Les Français, ils appellent ça "Les Trente Glorieuses". Toute cette chance d'un coup, c'était pas prévu, quoi. C'est toujours incroyable quand on y pense, surtout quand on est économiste.
Alors, les économistes "néoclassiques", eux, ils disent : "bof". Le marché a fait son boulot, comme il faut, plein emploi, infrastructure, protection des contrats et de la propriété privée. La science, elle a fait des découvertes incroyables, y avait plein de trucs qui avaient pas été développés pendant la Grande Dépression. Du coup, les entreprises, elles ont investi à fond dans la recherche et l'innovation, elles ont embauché des gens qui venaient des fermes et des petits ateliers. C'était ça, "l'âge de la croissance économique moderne". Ils oublient un peu que cette "voie normale", c'était quand même assez exceptionnel pendant le XXe siècle...
Pour eux, c'était le triomphe de la vision de Friedrich von Hayek, hein, le pouvoir du marché. Le marché qui donne, qui donne, et qui donne encore. Y en a bien qui contestaient, hein, comme Herbert Simon, qui disait que "l'économie de marché", c'était pas juste des petites entreprises isolées, mais plutôt des grosses entreprises avec un système de commandement et des échanges commerciaux. Martin Weitzman, lui, disait qu'il y avait pas de raison que les entreprises soient plus efficaces avec des objectifs de prix qu'avec des objectifs de quantité. Mais bon, le collègue de Hayek, Ronald Coase, il a dit que le marché, c'était bien parce que les entreprises, elles pouvaient choisir entre la bureaucratie et le système des coûts de transaction. Et puis, les entreprises, elles étaient toujours soumises à la concurrence, celles qui perdaient de l'argent, elles disparaissaient, contrairement aux entreprises publiques.
Mais bon, avant que la vision de Hayek, elle se réalise vraiment, il fallait trois choses. Déjà, il fallait oublier les théories d'Ayn Rand. Un marché qui fonctionne, ça a besoin de concurrence, pas de monopoles.
Deuxièmement, fallait prendre les idées de John Maynard Keynes, hein. Le marché, il peut fonctionner que si y a assez de demande pour que les entreprises fassent des bénéfices.
Keynes, il avait écrit, avec une pointe de sarcasme, que ses propositions pour "élargir les fonctions du gouvernement" pour ajuster "la propension à consommer et l'incitation à investir", ça pouvait paraître "une terrible atteinte" à la liberté. Mais en fait, c'était "la condition du bon fonctionnement de l'initiative individuelle". Si la demande est faible, les entreprises, elles ont pas de chance. Y a que les plus doués ou les plus chanceux qui réussissent, quoi. Mais avec les politiques de Keynes, la demande serait suffisante, et même les entreprises moyennes pourraient réussir. Pendant les Trente Glorieuses, les chefs d'entreprise, ils ont compris que Keynes, c'était pas leur ennemi, mais leur meilleur ami, quoi.
Troisièmement, fallait marier Friedrich von Hayek avec Karl Polanyi. Pour Hayek, le marché, c'était le seul moyen de créer de la croissance et de la prospérité, mais il fallait pas lui demander d'être juste. La justice, ça voulait dire donner des avantages aux gens qui le méritent. Le marché, il donne des avantages aux gens qui contrôlent les ressources les plus demandées par les riches.
Pour Polanyi, les gens, ils ont le droit de demander certaines choses, comme des revenus corrects, un travail stable, des communautés stables. Mais le marché, il donne ces choses que si c'est rentable. On peut accepter certaines injustices si la croissance est forte. Et puis, l'État, avec les impôts, il peut corriger les inégalités. Un gouvernement social-démocrate, il doit permettre au marché de créer de la richesse, mais il doit aussi empêcher le "marché" de devenir une "société de marché" que les gens pourraient rejeter.
C'était un équilibre à trouver, hein. La progression vers plus d'égalité, ça compliquait les choses. On pensait plus en termes de genre, de race, de classe... Les ouvriers, ils acceptaient plus leur position subalterne. Mais en même temps, ils perdaient le respect qu'ils pensaient mériter. Du coup, ils étaient plus sensibles aux injustices, quoi.
Mais la croissance des revenus et les opportunités, ça compensait pas mal les perturbations causées à l'ordre social. Du coup, le monde industrialisé, il a réussi à maintenir l'équilibre dans les années 60 et 70. Et en 1975, la capacité technologique de l'humanité, elle était neuf fois plus grande qu'en 1870. La population avait explosé, on était 4 milliards au lieu de 1,3 milliard. Mais bon, ça voulait dire que la productivité matérielle, elle était "seulement" cinq fois plus grande qu'en 1870... et elle était très inégalement répartie entre les pays, et aussi à l'intérieur des pays, même si moins qu'avant.
Mais tout ça, ça a marché, quoi. La Grande Dépression, ça avait convaincu pas mal de gens qu'il fallait faire des changements. Les oligarques de l'âge d'or avaient échoué, ils avaient même provoqué la Grande Dépression, on savait pas trop comment, mais fallait les virer du "temple de notre civilisation", comme disait Franklin Roosevelt. Il fallait de la concurrence. La Grande Dépression, elle avait aussi convaincu le secteur privé qu'il avait besoin de l'aide de l'État pour gérer l'économie et atteindre le plein emploi. Et puis, la classe moyenne, elle avait compris qu'elle avait des intérêts communs avec la classe ouvrière, et qu'il fallait demander des assurances sociales et le plein emploi aux politiques. Sans oublier la menace du totalitarisme soviétique, qui avait poussé l'alliance atlantique à suivre le modèle américain. Et les Américains, ils avaient des idées bien arrêtées sur tout ça.
Entre les deux guerres, les gouvernements des pays riches, ils étaient bloqués par leurs idées d'orthodoxie et d'austérité, par leur "laissez-faire", leur idée que l'État devait pas s'en mêler. Au début, c'était une façon de lutter contre le mercantilisme aristocratique, mais après, c'est devenu une façon de lutter contre les impôts progressifs, les programmes sociaux et le "socialisme" en général.
On peut voir le changement de mentalité avec Milton Friedman, l'économiste de droite qui se présentait comme le champion du "laissez-faire". Les conservateurs, ils disaient que la Grande Dépression, c'était la faute de l'État qui s'était mêlé du marché. Des économistes comme Lionel Robbins, Joseph Schumpeter et Friedrich von Hayek, ils disaient que les banques centrales avaient baissé les taux d'intérêt avant 1929. D'autres disaient qu'elles les avaient trop montés. Bref, elles avaient pas suivi une politique monétaire "neutre" et elles avaient déstabilisé le marché. Milton Friedman était le chef de file de ce mouvement.
Mais quand on creuse les théories de Friedman, on se rend compte de trucs intéressants. Comment savoir si les taux d'intérêt sont trop hauts, trop bas, ou juste bien ? Pour Friedman, si les taux sont trop hauts, y a du chômage. Si les taux sont trop bas, y a de l'inflation. Les taux "neutres", c'est ceux qui permettent à l'économie de bien fonctionner, quoi. En gros, sa théorie, elle se mord la queue.
C'est presque insultant de comparer ça aux théories de l'astronome Ptolémée, mais on dirait qu'il arrangeait les choses pour que ça colle à sa théorie. En gros, Friedman, il disait la même chose que Keynes : l'État doit intervenir pour stabiliser l'économie et éviter les dépressions, tout en préservant les avantages du marché, la liberté économique et les libertés politiques.
La seule différence entre Keynes et Friedman, c'est que Friedman, il pensait que les banques centrales pouvaient faire tout ça avec la politique monétaire, en gardant les taux "neutres". Keynes, lui, il pensait qu'il fallait plus : que l'État devait encourager les entreprises à investir et les gens à épargner. Mais pour lui, il fallait aller plus loin : "Je pense, il a écrit, qu'une socialisation assez complète de l'investissement sera le seul moyen d'assurer un niveau de plein emploi, même si cela n'exclut pas toutes sortes de compromis et de dispositifs par lesquels l'autorité publique coopérera avec l'initiative privée."
Et la plupart des gens, ils étaient d'accord avec lui. Le chômage de la Grande Dépression, ça avait fait changer d'avis les politiques, les industriels et les banquiers. Avant, c'était la stabilité de la monnaie qui comptait. Mais après, même les banquiers, ils ont compris que le plein emploi, c'était plus important que d'éviter l'inflation. La faillite générale et le chômage de masse, c'était mauvais pour les ouvriers, mais aussi pour les capitalistes et les banquiers.
Du coup, les entrepreneurs, les patrons et même les banquiers, ils ont compris qu'ils avaient intérêt à maintenir un niveau de chômage bas. Un chômage bas, ça voulait dire une forte utilisation des capacités de production. Au lieu de voir les salaires augmenter et les profits baisser, les patrons, ils voyaient la forte demande leur permettre de répartir les coûts fixes sur plus de marchandises, et donc d'augmenter leurs profits.
Aux États-Unis, la mise en place de cette économie mixte, c'était assez simple. Les États-Unis, ils ont toujours été attachés au marché. Mais ils ont aussi toujours été attachés à un gouvernement pragmatique. Au début des années 1900, ils avaient déjà un mouvement "progressiste" qui voulait gérer le marché dans l'intérêt de la croissance. Et puis, ils ont eu la chance que le parti de droite soit au pouvoir avant 1932, et qu'il soit donc responsable de la Grande Dépression. Tout ça, ça a facilité la transition. Roosevelt a pris les choses en main, et après sa mort, Truman a continué. Les électeurs, ils ont confirmé le "New Deal" en élisant Truman en 1948. Et en 1953, le nouveau président républicain, Dwight Eisenhower, il s'est pas dit qu'il fallait annuler ce que les démocrates avaient fait, mais plutôt qu'il fallait empêcher l'expansion du "collectivisme", comme il disait dans sa barbe.
La loi sur l'emploi de 1946, elle a déclaré que c'était la "politique et la responsabilité continues" du gouvernement fédéral de "coordonner et d'utiliser tous ses plans, fonctions et ressources... pour encourager et promouvoir la libre entreprise et le bien-être général ; des conditions dans lesquelles il y aura un emploi utile pour ceux qui sont capables, désireux et cherchent à travailler ; et de promouvoir l'emploi, la production et le pouvoir d'achat maximum." Les lois qui fixent des objectifs, ça montre les changements d'opinions, de perceptions et d'objectifs. Le plus grand changement de politique, c'était de laisser les "stabilisateurs automatiques" du gouvernement fonctionner après la Seconde Guerre mondiale.
On a parlé de la lettre d'Eisenhower à son frère Edgar dans les années 50, où il disait que le "laissez-faire" était mort et que ceux qui voulaient le faire revivre étaient juste "stupides". Milton Friedman et Eisenhower, ils avaient vu la même porte de sortie que Keynes et ils étaient aussi pressés de l'ouvrir. Les programmes gouvernementaux qu'Eisenhower a cités dans sa lettre, et leurs équivalents dans les autres pays industrialisés, ils ont permis de créer des coalitions politiques. Eisenhower a dit : "Si un parti politique essayait d'abolir la sécurité sociale, l'assurance chômage, d'éliminer les lois sur le travail et les programmes agricoles, on n'entendrait plus parler de ce parti dans notre histoire politique." Les électeurs, ils se méfiaient des politiciens qui voulaient réduire ces programmes et ils acceptaient plus facilement les impôts pour financer les assurances sociales que les autres impôts. En dehors des États-Unis, les partis de droite, ils ont rarement essayé de s'opposer à la social-démocratie.
La vision d'Eisenhower, c'était un consensus, pas forcément dans le sens où tout le monde était d'accord, mais dans le sens où tout le monde pensait qu'il serait impopulaire de vouloir revenir à l'Amérique de Calvin Coolidge ou d'Herbert Hoover.
Le résultat, c'était un État très présent. Les dépenses fédérales sous Eisenhower, c'était 18 % du PIB, deux fois plus qu'en temps de paix, même pendant le "New Deal". Et si on ajoute les dépenses des États et des collectivités locales, on arrive à plus de 30 %. En 1931, avant le "New Deal", les dépenses fédérales, c'était seulement 3,5 % du PIB et la moitié des employés fédéraux, ils travaillaient à la poste. En 1962, le gouvernement fédéral, il employait 5 354 000 personnes. Et ça, dans un pays de 180 millions d'habitants. En 2010, c'était tombé à 4 443 000, avec une population de plus de 300 millions. Ce flux important d'argent public, il permettait aux entreprises privées d'être dynamiques et rentables. Et c'était les impôts, pas les emprunts, qui payaient tout ça : les déficits fédéraux, ils étaient en moyenne de moins de 1 % du PIB entre 1950 et 1970.
Même s'il y avait pas eu de redistribution massive des richesses, les revenus médians, ils ont augmenté, ce qui a créé une classe moyenne forte. Les voitures, les maisons, l'électroménager et les bonnes écoles, c'était avant réservé aux 10 % les plus riches. En 1970, c'était accessible à la majorité des gens.
Les efforts du gouvernement fédéral pour promouvoir la construction et l'accession à la propriété, ça avait commencé sous Herbert Hoover, qui avait signé la loi sur les banques fédérales de prêts immobiliers en août 1932. Au lieu de construire directement des logements, comme en Europe, le gouvernement, il offrait des aides financières pour l'achat de maisons. La "Home Owners' Loan Corporation", elle a financé plus d'un million de prêts entre août 1933 et août 1935 et elle a mis en place les mécanismes qui allaient devenir la norme aux États-Unis : des prêts à long terme, à taux fixe, avec de faibles acomptes et un amortissement, garantis par l'État.
Les maisons individuelles, ça voulait dire des voitures. Les banlieues reliées aux villes par les tramways et les trains, ça marchait plus. Du coup, on a construit des autoroutes partout. La loi sur les autoroutes interétatiques et de défense nationale de 1956, elle prévoyait 66 000 km d'autoroutes et le gouvernement fédéral, il payait 90 % des coûts. L'argent des transports, il était encore plus dirigé vers les banlieues que vers les villes. Seulement 1 % des fonds fédéraux pour les transports allaient au transport en commun. Les deux tiers des kilomètres d'autoroutes, ils étaient construits dans les zones métropolitaines : on aurait dû appeler ça le "système d'autoroutes de banlieue".
La migration vers les banlieues, elle a créé une nouvelle forme d'égalité, une homogénéisation des modes de consommation. Presque toutes les familles américaines, sauf les plus pauvres, elles vivaient au même endroit : l'Amérique de la classe moyenne. Les sociologues, ils avaient du mal à comprendre pourquoi les trois quarts des Américains, ils se disaient de la classe moyenne. Les Américains blancs de la classe moyenne, ils étaient contents d'aller s'installer dans leurs nouvelles maisons de banlieue. Les banlieues, c'était une forme extrême de ségrégation par classe et par race. Mais la division était pas totale. Y avait toujours un pays, "l'Amérique de la classe moyenne", même si certains avaient plus que d'autres.
En 1944, avec la fin de la guerre en vue, le gouvernement, il s'inquiétait de savoir comment les 16 millions de soldats allaient trouver du travail. Il a voté le "GI Bill", qui offrait aux soldats qui voulaient aller à l'université, une aide financière, ce qui permettait de les retirer du marché du travail pendant un certain temps. Et aussi une aide importante pour l'achat d'une maison, avec un acompte parfois nul.
Le consensus de l'après-guerre, c'était aussi qu'il y avait une place pour les syndicats. C'était un élément essentiel du mariage entre Hayek et Polanyi. En 1919, il y avait 5 millions de syndiqués aux États-Unis. Ce nombre, il a chuté à 3 millions au moment de l'investiture de Roosevelt en 1933, puis il a augmenté à 9 millions en 1941, et à 17 millions en 1953, quand Eisenhower a été élu.
Entre 1933 et 1937, c'était devenu plus facile de créer des syndicats, grâce à la politique de plus en plus à gauche des démocrates. Le gouvernement fédéral, il était plus contre les syndicats, mais pour. La loi Wagner, elle donnait aux ouvriers le droit de négocier collectivement. Un conseil national des relations du travail, il surveillait et limitait la capacité des patrons anti-syndicaux à punir les organisateurs et les membres des syndicats. Les patrons des grandes industries, ils ont compris l'intérêt de la médiation des syndicats entre les patrons et les employés. Et les ouvriers, ils ont compris l'intérêt des salaires plus élevés que les syndicats pouvaient négocier.
En même temps que la montée en puissance du mouvement syndical dans les années 30, y a eu une forte compression des salaires aux États-Unis. À la fin des années 20 et dans les années 30, les 10 % les plus riches, les 1 % les plus riches et les 0,01 % les plus riches, ils détenaient respectivement 45 %, 20 % et 3 % de la richesse du pays. Dans les années 50, ces chiffres, ils étaient tombés à 35 %, 12 % et 1 %. (En 2010, ils allaient remonter à 50 %, 20 % et 5 %.) C'était en partie parce que l'éducation avait permis aux ouvriers "non qualifiés" de devenir plus rares et donc plus valorisés. C'était aussi parce que la fin de l'immigration avait eu le même effet sur l'offre de travailleurs qui ne parlaient pas bien anglais. Mais le fait que cette "grande compression" se soit produite dans tous les pays riches, ça montre que les facteurs politiques ont joué un rôle plus important que l'offre et la demande. Les syndicats, ils ont aussi contribué à compresser les salaires. Et les lois sur le salaire minimum et les autres réglementations, elles ont aussi joué un rôle. Sans oublier le système fiscal très progressif mis en place pour financer la Seconde Guerre mondiale, qui décourageait les riches de s'enrichir au détriment des autres. Si un PDG qui s'accordait une part plus importante des bénéfices de l'entreprise provoquait la colère du syndicat, ça valait peut-être pas la peine d'essayer.
Walter Reuther, il est né en 1907 à Wheeling, en Virginie-Occidentale, de parents immigrés allemands socialistes. Son père, il l'avait emmené rendre visite à Eugene V. Debs, un socialiste pacifiste emprisonné pendant la Première Guerre mondiale. Et il a appris "la philosophie du syndicalisme" et il a entendu parler "des luttes, des espoirs et des aspirations des travailleurs", tous les jours chez ses parents. À 19 ans, il a quitté Wheeling pour devenir mécanicien chez Ford à Détroit, il fabriquait les outils que les ouvriers utilisaient sur la chaîne de montage. En 1932, il a été licencié par Ford pour avoir organisé un rassemblement pour Norman Thomas, le candidat du Parti socialiste à la présidence. Entre 1932 et 1935, il a voyagé dans le monde entier. Il a formé des ouvriers russes à Gorki, Nijni Novgorod, à utiliser les machines de la chaîne de montage du modèle T que Ford avait vendues à Staline quand il avait remplacé le modèle T par le modèle A en 1927. De retour à Détroit, il a rejoint le syndicat des travailleurs de l'automobile (UAW) et en décembre 1936, il a lancé une grève dans l'usine de freins de Ford, Kelsey-Hayes. Des milliers de sympathisants sont venus bloquer les tentatives de la direction de déplacer les machines pour relancer la production avec des briseurs de grève.
Le démocrate Frank Murphy venait de battre de justesse le républicain Frank Fitzgerald au poste de gouverneur du Michigan. Autrefois, la police, ou l'armée, serait venue faire respecter le droit de propriété des patrons. Mais pas en 1936. Au bout de dix jours, sous la pression de Ford, qui avait besoin de ces freins, Kelsey-Hayes a cédé. Le nombre de membres de la section locale 174 de Reuther, il est passé de 200 au début de décembre 1936 à 35 000 à la fin de 1937. En 1937, Reuther et ses frères ont lancé une grève dans l'usine General Motors de Flint, au Michigan, la plus grande entreprise du monde. Les grévistes, ils ont pris le contrôle de la seule usine qui fabriquait les moteurs de la marque la plus vendue de GM, Chevrolet. Cette fois, le nouveau gouverneur, Murphy, il a envoyé la police, mais pas pour expulser les grévistes. Il leur a dit de "maintenir la paix".
En 1946, Reuther était à la tête de l'UAW, avec une stratégie qui consistait à utiliser le pouvoir du syndicat non seulement pour obtenir des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail pour ses membres, mais aussi pour "lutter pour le bien-être du public en général... comme un instrument de changement social." L'UAW, il était uni. Les constructeurs automobiles, ils étaient plusieurs, les "Big Three", GM, Ford et Chrysler, et quelques petits producteurs qui ont disparu au fil du temps. La tactique de Reuther, c'était de menacer de faire grève chez l'un des trois chaque année et de mettre sa menace à exécution. L'entreprise en grève, elle perdait de l'argent pendant qu'elle était fermée et les membres de l'UAW qui travaillaient pour les autres entreprises soutenaient les grévistes, mais les autres entreprises, elles ne fermaient pas leurs portes aux ouvriers et elles ne soutenaient pas financièrement leur concurrent en grève. En 1950, après quatre années de menaces de grève, le PDG de GM, Charlie Wilson, il a proposé un contrat de cinq ans sans grève. Reuther a négocié non seulement des salaires plus élevés, mais aussi des programmes de santé et de retraite financés par l'entreprise, ainsi que des augmentations de salaire liées au coût de la vie. C'était le "traité de Détroit". Ça voulait dire que les ouvriers de l'automobile, ils avaient maintenant un revenu correct et la possibilité d'acheter une maison individuelle, d'aller vivre en banlieue et de se déplacer avec les voitures qu'ils fabriquaient. La classe ouvrière, elle était devenue classe moyenne.
En 1970, Reuther, sa femme May et quatre autres personnes ont été tués dans un accident d'avion dans le brouillard, près de l'aéroport régional de Pellston, au Michigan. L'altimètre de l'avion, il avait des pièces manquantes et des pièces incorrectes, dont certaines avaient été installées à l'envers. Reuther avait déjà survécu à au moins deux tentatives d'assassinat.
Le troisième élément du consensus keynésien d'après-guerre aux États-Unis, c'était l'État-providence, ou l'assurance sociale. Mais l'État-providence américain, il était beaucoup moins généreux que les modèles européens. Pour un Européen, la version américaine, elle était anémique. Même la conservatrice Margaret Thatcher, en Grande-Bretagne, elle trouvait l'absence de soins médicaux financés par l'État aux États-Unis choquante. Les programmes d'aide sociale aux États-Unis faisaient moins pour réduire les inégalités que les programmes européens. Les efforts des États-Unis pour donner aux pauvres un pouvoir d'achat supplémentaire dans la première génération d'après-guerre comprenaient des initiatives comme les coupons alimentaires pour subventionner l'alimentation, l'aide aux familles avec enfants à charge pour donner un peu d'argent aux mères célibataires et un petit nombre de logements sociaux de mauvaise qualité.
En même temps, la social-démocratie aux États-Unis, elle englobait un grand nombre d'initiatives et d'organisations, comme le système d'autoroutes interétatiques, la construction d'aéroports, le contrôle du trafic aérien, les garde-côtes, le service des parcs nationaux et le soutien gouvernemental à la recherche et au développement par le biais d'agences comme le "National Institute of Standards and Technology", la "National Oceanic and Atmospheric Administration" et les "National Institutes of Health". Sans oublier les avocats antitrust du ministère de la Justice et de la "Federal Trade Commission", les régulateurs financiers de la "Securities and Exchange Commission", du "Office of the Comptroller of the Currency", de la Réserve fédérale et de la "Pension Benefit Guarantee Corporation". Et une promesse du gouvernement fédéral de garantir les petits déposants bancaires contre les faillites bancaires et les grandes banques, les institutions financières importantes pour le système, contre l'effondrement, ainsi que la sécurité sociale et toutes ses cousines, le "Supplemental Security Income", "Head Start" et le "Earned Income Tax Credit". Même le libertarien le plus modéré, il dirait que tout ça, c'est pas le rôle de l'État.
La Grande Dépression, elle a poussé les États-Unis à passer d'un système de "laissez-faire" à une économie plus gérée, plus "mixte". En Europe, l'économie mixte, elle avait une tendance égalitaire, elle voulait réduire les inégalités de revenus et assurer les citoyens contre le marché. Aux États-Unis, les principaux programmes sociaux, ils étaient vendus comme des "assurances" où les individus, en moyenne, recevaient ce qu'ils avaient payé. C'était pas des outils pour modifier la répartition des revenus. La sécurité sociale, elle versait des prestations proportionnelles aux cotisations versées. Le cadre de la loi Wagner, favorable aux travailleurs, il était surtout utile aux travailleurs relativement qualifiés et bien payés, qui pouvaient utiliser les mécanismes juridiques pour partager les bénéfices de leurs industries. Et la progressivité de l'impôt sur le revenu, elle a toujours été limitée.
Les objectifs de la social-démocratie, ils étaient différents de l'objectif socialiste de faire en sorte que l'État fournisse les nécessités de base, comme la nourriture et le logement, comme des droits liés à la citoyenneté, plutôt que comme des choses qui devaient être gagnées à la sueur de son front. La social-démocratie, elle se concentrait plutôt sur le soutien aux revenus et sur les impôts progressifs pour redistribuer les revenus dans une direction plus égalitaire. Alors que le système de prestation publique du socialisme pouvait être inefficace, un système qui se contentait de distribuer les revenus de manière plus égalitaire, il évitait le gaspillage en ne venant en aide qu'à ceux qui en avaient besoin et en utilisant l'efficacité du marché pour atteindre des objectifs sociaux.
Comme dans un mariage forcé, Hayek et Polanyi, ils ont vécu ensemble pendant des décennies, tant que le pays, il était béni par le plein emploi keynésien, de manière plus inclusive qu'avant, et avec une cordialité suffisante.
C'ÉTAIT PAS forcément évident que l'Europe occidentale allait devenir plus social-démocrate que les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Sa politique intérieure, elle avait plutôt penché à droite pendant la Grande Dépression. Et son attachement à la démocratie politique et aux institutions du marché, il était moins fort qu'aux États-Unis depuis des générations. Pourtant, les politiques sociales et l'État-providence de l'Europe occidentale, ils ont dépassé ceux des États-Unis.
Et comme on l'a vu dans les chapitres précédents, l'attachement de l'Europe occidentale à la social-démocratie, il a payé. Les économies européennes, elles ont explosé dans les années 50 et 60. Ce que l'Europe avait fait en six ans après la Seconde Guerre mondiale, elle avait mis seize ans à le faire après la Première Guerre mondiale. Le taux de croissance du PIB de l'Europe occidentale, qui oscillait entre 2 et 2,5 % par an depuis le début du XXe siècle, il est passé à 4,8 % par an entre 1953 et 1973. La croissance a porté la production totale par habitant à des niveaux sans précédent et en France et en Allemagne de l'Ouest, la productivité du travail, elle avait dépassé les tendances d'avant 1913 dès 1955.
La croissance rapide de l'Europe, elle était due en partie à son taux d'investissement exceptionnellement élevé, presque deux fois plus élevé qu'il avait été dans la décennie précédant la Première Guerre mondiale.
Elle était aussi due au marché du travail européen, qui a réussi à combiner le plein emploi et une faible pression à la hausse sur les salaires.
L'historien économique Charles Kindleberger, il a expliqué que cette stabilité, elle était due à l'offre de main-d'œuvre sous-employée dans les campagnes des pays avancés et dans les pays du sud et de l'est de l'Europe. Cette offre de main-d'œuvre, elle a discipliné les syndicats, qui auraient pu exiger des salaires trop élevés. Mais la situation, elle était aussi due à la mémoire de l'histoire récente. Le souvenir du chômage élevé et des conflits entre les guerres, ça a modéré les conflits sur le marché du travail. Les conservateurs, ils se souvenaient que les tentatives de revenir en arrière sur les États-providence d'entre-deux-guerres avaient conduit à la polarisation et au manque de stabilité, et finalement au fascisme. Les gens de gauche, eux, ils se souvenaient de l'autre côté de la même histoire. Les deux camps, ils pouvaient réfléchir à la stagnation de l'entre-deux-guerres et la mettre sur le compte de l'impasse politique. La meilleure stratégie, c'était d'abord d'améliorer la productivité et de s'occuper de la redistribution plus tard.
Au fur et à mesure que la première génération d'après-guerre laissait place à la deuxième et que les industries du cœur industriel se mécanisaient, elles auraient dû devenir plus vulnérables à la concurrence étrangère des pays à bas salaires. Si Henry Ford, il avait réussi à concevoir une production où les ouvriers non qualifiés faisaient ce que les artisans qualifiés faisaient avant, qu'est-ce qui empêchait Ford, ou quelqu'un d'autre, de concevoir une production qui puisse être réalisée par des travailleurs à bas salaires en dehors du monde industrialisé ?
Les industries, elles ont commencé à migrer du cœur industriel riche vers la périphérie pauvre. Mais dans les premières générations d'après-guerre, elles l'ont fait lentement. Une des raisons, c'était le risque d'instabilité politique. Les investisseurs, ils hésitent à investir dans des endroits où il est facile d'imaginer des perturbations politiques. Il