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Calculating...

Euh… bon, alors, on va parler de… du chapitre 12, hein. C’est… comment dire… c’est pas le plus joyeux, celui-là.

On va parler de la Première Guerre Mondiale. Et… tiens, d’ailleurs, y'a un bouquin, sur mon étagère, peut-être le plus triste, c’est "La Grande Illusion" de Norman Angell. En fait, au départ, il s'appelait "L'Illusion d'Optique Européenne", il est sorti en 1909. Pff, ça pourrait carrément être la star du rayon "on n'a rien vu venir". Ce qui est… comment dire… déchirant, quand on le lit au 21e siècle, c'est qu'on sait, nous, ce qui s'est passé. Et on se dit, "ah, si seulement tous les lecteurs de ce bouquin avaient suivi ses conseils au lieu de juste le trouver brillant !"

L'illusion, justement, qui donne son titre au livre, c'était que la guerre et les conquêtes territoriales, c'était ça, les moteurs du progrès moral et matériel. Angell écrit, dans un autre livre, après, "Si la richesse d'une nation peut vraiment être confisquée par l'armée, alors les petits états devraient être vraiment pas tranquilles, et les Autrichiens devraient être plus riches que les Suisses." Mais… mais en fait, c'était pas le cas. Il prend l'exemple de… des obligations d'État belges qui valent 20 points de plus que les allemandes, alors que la Belgique est bien plus petite et n'a pas du tout la même puissance militaire. "C'est ce genre de questions simples, et les faits simples qui les sous-tendent, qui vont permettre aux gens de mieux comprendre cette question de la conquête pour le profit."

Si les gens avaient écouté les faits, il aurait eu raison. Mais… voilà.

Angell expliquait, à juste titre, que c'était vachement moins cher de fabriquer et d'échanger ce dont on a besoin, plutôt que de se constituer une armée et de faire couler le sang de son peuple pour l'arracher aux autres. Utiliser la guerre et l'empire pour agrandir le territoire du roi, c'était, pour Angell, une stratégie complètement dépassée. Et, en fait, complètement stupide, à l'époque de la guerre industrielle. Et utiliser l'empire pour obliger les gens à prier le bon Dieu, de la bonne manière, c'était une autre habitude que l'humanité avait dépassée, selon lui.

Il avait raison de penser que la guerre n'avait plus aucun sens économique. Mais… il s'est complètement planté en croyant que l'humanité l'avait donc dépassée. Catastrophe.

Les histoires, elles ont des héros, des protagonistes. C’est eux qui prennent les décisions, qui agissent. On pense en racontant des histoires de protagonistes. Un premier ministre, comme Bismarck, il manœuvre pour garder le pouvoir. La classe ouvrière, un autre type de protagoniste, elle décide de donner ses voix à ses représentants au parlement en échange d'une assurance maladie nationale. Et l'Allemagne, encore un autre protagoniste, elle choisit de s'engager, tôt, dans la voie de l'assurance sociale et de la démocratie sociale. Souvent, c'est une métaphore, hein : l'océan cherche à se rapprocher de la lune, et donc on a les marées, ou l'éclair choisit le chemin le moins résistant vers le sol. Mais c'est plus facile de penser comme ça. C’est peut-être la seule façon de penser.

Donc, d'une certaine façon, l'histoire du long 20e siècle, elle a deux idées qui se battent comme protagonistes. Une, c'est celle de Hayek : le marché donne, le marché reprend, béni soit le marché. L'autre, c'est celle de Polanyi : le marché est fait pour l'homme, pas l'homme pour le marché. Et pendant ce long 20e siècle, où l'économie et ses transformations révolutionnaires sont au centre, presque tous nos autres protagonistes, dans toutes nos histoires, sont profondément influencés par au moins l'une de ces idées, et peut-être les deux. C'est vrai pour l'humanité, comme pour Nikola Tesla, Bismarck, ou la classe ouvrière allemande. Ce que les protagonistes ont fait des idées de Hayek et Polanyi, comment ils les ont déformées et ont mis en place des politiques en fonction, ça a fait toute la différence.

Souvent, les processus et les facteurs de l'histoire, ils peuvent nous sembler presque inévitables. Les actions et les décisions des individus, elles s'annulent plus ou moins, et si quelqu'un n'a pas saisi une occasion, un autre l'a saisie assez vite. Ou alors, on a l'impression que les choses auraient pu se passer très différemment, mais on ne peut pas pointer un moment précis où quelqu'un a décidé de tourner à droite au lieu de gauche, et a donc tout changé. Même quelqu'un d'aussi important que Tesla a juste fait avancer une horloge technologique de dix ans. Herbert Hoover, Li Hongzhang, etc., ils sont importants, mais ils ne sont décisifs que dans la mesure où ils représentent des milliers de personnes, voire plus, dont les actions ont permis l'impérialisme, n'ont pas réussi à mettre la Chine sur la voie d'une industrialisation rapide, etc. Mais il y a des moments où les individus comptent vraiment, où le choix et le hasard sont au premier plan.

On a déjà parlé d’économie politique, on a aussi parlé de politique impériale. Maintenant, on passe à la guerre, au gouvernement, à la haute politique. Là, les individus comptent.

Le monde au début de 1914, il grandit à une vitesse folle, il est plutôt en paix, et il est plus prospère que jamais. Avec des problèmes, hein, mais prospère. C'est un monde où ce n'est pas idiot d'être optimiste pour l'avenir de la civilisation. Après la Première Guerre Mondiale, le monde, surtout l'Europe, est différent. Déjà, une bonne partie est en ruines. Et on ne peut pas dire que c'est juste une évolution logique et prévisible des structures.

Alors, comment comprendre cette évolution illogique, ce chamboulement de ce que nous, les historiens de l'économie, on veut voir comme le cours normal du progrès humain ? Je pense qu'il faut commencer une dizaine d'années avant que Angell écrive "La Grande Illusion". À partir de 1899, la Grande-Bretagne se lance dans une guerre en Afrique du Sud, la guerre des Boers.

Que ce soit une guerre de choix, c'est clair quand on voit comment les Britanniques ont fait différemment avant. À partir des années 1860, l'expansion des empires européens va de pair avec la volonté de donner le pouvoir aux locaux. Aux locaux blancs, hein : le Canada en 1867, l'Australie en 1901, la Nouvelle-Zélande en 1907. Et c’est ce qui va arriver en Afrique du Sud en 1910. Mais dix ans plus tôt, en 1900, on fait un autre choix. Un choix qui va obliger la Grande-Bretagne à envoyer plus de 250 000 soldats en Afrique du Sud pour convaincre 200 000 Boers qu'ils ne veulent pas se gouverner eux-mêmes, mais qu'ils préfèrent être gouvernés depuis Londres.

Les Hollandais, c’est eux, les premiers Européens à coloniser l'Afrique australe, en 1652. Les Boers, c’est les descendants de ces colons hollandais. Ils passent sous domination britannique au début du 19e siècle, et, pas contents, ils fondent leurs propres républiques, la province du Transvaal et l'État libre d'Orange. Les Britanniques, ça leur va pendant des décennies. Jusqu'à ce que ça ne leur aille plus.

Le secrétaire d'État aux colonies britannique, Joseph Chamberlain, le père du premier ministre des années 30, Neville Chamberlain, il prêche l'annexion du Transvaal et de l'État libre d'Orange. Et en 1899, il envoie un ultimatum : soit l'égalité des droits pour les citoyens britanniques au Transvaal (avec des conséquences pour l'extraction des ressources), soit la guerre.

Qu'est-ce que le plus grand empire que le monde ait jamais connu a à craindre de deux petites républiques peuplées de fermiers pas industrialisés, dont la richesse repose surtout sur leur capacité à exploiter les premiers habitants, même s'ils ont découvert de l'or et des richesses minérales ? Plus qu'on ne le pense. L'armée boer attaque, assiège les garnisons britanniques dans des villes comme Mafeking, Ladysmith et Kimberley, et bat les colonnes de secours britanniques dans des batailles à Spion Kop, Vaal Kranz, Magersfontein, Stormberg et sur la rivière Tugela. 600 des 3 000 soldats de Sir William Gatacre sont capturés à Stormberg quand les troupes britanniques fuient, après avoir reçu l'ordre de monter une quasi-falaise face à des Boers retranchés avec des fusils. Et 1 400 des 14 000 hommes de Lord Methuen sont tués ou blessés à Magersfontein, en attaquant la ligne de tranchées boer. Les 21 000 hommes de Redvers Buller, eux, ont 1 200 morts et blessés contre 50 pour les Boers, en essayant de traverser la rivière Tugela.

La guerre de Joseph Chamberlain, elle n'est pas courte et victorieuse.

Un simple calcul des coûts et des avantages aurait dû dire au cabinet britannique de négocier la paix : il était temps de se retirer, en échange de promesses des Boers de traiter les mineurs et les prospecteurs britanniques comme des Blancs.

Au lieu de ça, un quart de million de soldats britanniques sont envoyés en Afrique du Sud à partir de février 1900. C'est énorme. Si les États-Unis faisaient la même chose aujourd'hui, ça ferait deux millions de soldats. Ce choix donne aux Britanniques une supériorité écrasante : cinq contre un, même contre tous les Boers en armes. En plus, les Britanniques envoient un général compétent, le Field Marshal Lord Roberts. La capitale de l'État libre d'Orange, Bloemfontein, tombe le 13 mars 1900, Johannesburg le 31 mai, et la capitale du Transvaal, Pretoria, le 5 juin.

Mais la guerre n'est pas finie. Battus en bataille rangée, les Boers passent à la guérilla, et mènent une insurrection contre les Britanniques pendant un an et demi. À un moment donné, ils capturent même le second du commandement britannique, Lord Methuen.

Qu'est-ce qu'une superpuissance militaire qui envahit un pays fait quand ses troupes sont confrontées à une guérilla, dans un pays où elles ne parlent pas la langue ? L'Empire britannique invente le camp de concentration moderne. Il y a des guérilleros dans un coin ? On rassemble tout le monde, hommes, femmes, enfants, et on les met derrière des barbelés. On ne les nourrit pas trop bien, et on ne se soucie pas trop de l'hygiène. Ensuite, on construit des petits forts et des clôtures pour réduire la mobilité des guérilleros.

Environ 30 000 Boers, surtout des enfants de moins de 16 ans, meurent dans les camps de concentration. Près de 100 000 personnes meurent dans la guerre des Boers. En plus des 30 000 civils boers morts, il y a peut-être 8 000 soldats britanniques morts au combat, 14 000 morts de maladie, et 10 000 soldats boers morts. Et en plus de ça, peut-être 30 000 Africains indigènes sont morts, mais personne ne les a comptés, à l'époque. C'est grotesque.

En tout, la Grande-Bretagne mobilise 2,5 % de sa population masculine adulte pour la guerre, et environ un sur dix de ces hommes meurt.

Est-ce que ça n'aurait pas été mieux si tout ça avait pu être évité ? On pourrait le penser. Mais la plupart des Britanniques ne le pensent pas.

Les élections générales britanniques de 1900 sont une énorme victoire politique pour les conservateurs bellicistes, menés par Lord Salisbury. On les appelle les "élections kaki", à cause des uniformes de l'armée. Un traité de paix est signé en 1902, qui annexe les deux républiques boers à l'Empire britannique. Mais en 1910, quand l'Afrique du Sud devient un dominion blanc autonome, avec l'afrikaans et l'anglais comme langues officielles, elle est peuplée d'une population votante à peu près aussi bien disposée envers Westminster que, euh… la population de l'Irlande en 1910.

Qu'est-ce qui n'allait pas avec tous ces Britanniques qui votaient ? Pourquoi les gens sur le terrain ne pensaient pas qu'une paix négociée avec un dominion blanc autonome aurait été mieux ? Parce qu'ils étaient nationalistes.

Qu'est-ce qu'un nationaliste ? Le sociologue allemand Max Weber, par exemple. Dans sa leçon inaugurale à l'université de Fribourg en 1895, "L'État national et la politique économique", Weber résumait la vision du monde qu'il partageait avec beaucoup d'autres :

"Nous considérons tous le caractère allemand de l'Est comme quelque chose qui doit être protégé... Les paysans et les ouvriers agricoles allemands de l'Est ne sont pas chassés de la terre par un conflit ouvert avec des adversaires politiquement supérieurs. Au lieu de cela, ils sont vaincus dans la lutte silencieuse et morne de la vie économique quotidienne, ils abandonnent leur patrie à une race d'un niveau inférieur et se dirigent vers un avenir sombre où ils disparaîtront sans laisser de trace... Nos successeurs ne nous tiendront pas responsables devant l'histoire du type d'organisation économique que nous leur transmettrons, mais plutôt de la quantité d'espace vital que nous aurons conquise pour eux dans le monde."

Weber était un homme blanc aux cheveux foncés et à la tête carrée qui parlait allemand. Il craignait énormément les hommes blancs aux cheveux foncés et à la tête carrée qui parlaient polonais. Dans le langage transparent du nationalisme, cette peur l'a amené à écrire : "La politique économique d'un État allemand, et la norme de valeur adoptée par un théoricien économique allemand, ne peuvent donc être rien d'autre qu'une politique allemande et une norme allemande."

On sait où tout ça mène. On va passer des chapitres sur les conséquences. Mais on peut, et on doit, faire un bond en avant. Personne ne prend jamais de décisions dans le vide. Personne ne prend jamais de décisions uniquement poussé par des intérêts matériels évidents. "Les intérêts matériels peuvent conduire les trains sur les rails", aimait dire Weber, "mais les idées sont les aiguilleurs", ceux qui changent les aiguillages et décident quelle voie le train va suivre. Quand quelqu'un décide de tourner à droite, pas à gauche, vers une guerre, par exemple, ça compte si une grande partie des gens autour de lui sont pris dans, voire fascinés par, les mêmes idées qui sous-tendent ce choix. Le nationalisme, c'est une idée qui pouvait non seulement submerger les croyances concurrentes, mais aussi les pervertir.

On le voit au niveau individuel. 48 ans après le discours de Weber, le plus grand commandement militaire de langue allemande de tous les temps, le Heeresgruppe Sud d'Adolf Hitler, se battra contre des formations encore plus grandes de l'Armée rouge en Ukraine, dans une guerre visant à gagner "de l'espace vital" pour le peuple allemand. Son commandant sera un homme qui, à la naissance, s'appelait Fritz Erich Georg Eduard von Lewinski.

Le "von" indique que le nom est un nom de noble allemand. Mais "Lewinski" (Levi-ski), ce n'est pas un nom qui vient de la branche germanique de l'arbre linguistique indo-européen. Le suffixe "-ski" est slave : ça indique que le nom est un nom de noble polonais, c'est l'équivalent polonais du "von" allemand. Et puis, il y a ce qu'il y a entre le "von" et le "ski" : "Levi".

Il n'y a pas de nom de famille plus juif que "Levi" dans le monde.

Et pourtant, Fritz Erich Georg Eduard a travaillé avec diligence et enthousiasme pour Adolf Hitler, commandant avec compétence et sans relâche des soldats qui se battaient avec fanatisme pour un régime qui se concentrait surtout sur le fait de tuer le plus de Juifs possible (et presque autant sur le fait de tuer suffisamment de Polonais, de Russes et d'autres peuples slaves pour gagner de "l'espace vital" pour les fermiers allemands). Les livres d'histoire ne l'appellent pas von Lewinsky, mais "von Manstein". C'est parce qu'il était le dixième enfant et le cinquième fils de sa mère, Helene von Sperling, et que la sœur de sa mère, Hedwig, n'avait pas d'enfant. Helene a donc donné Fritz Erich Georg Eduard à Hedwig, et elle et son mari von Manstein l'ont adopté. C'est sous ce nom qu'il a fait sa carrière dans les armées impériales, de la République de Weimar et nazies.

Fritz Erich Georg Eduard von Manstein, né von Lewinski, était un nationaliste. Pour lui, comme pour Max Weber et beaucoup d'autres, la perspective de la "lutte silencieuse et morne" dans les zones frontalières mixtes, où certains parlaient allemand et d'autres, qui leur ressemblaient beaucoup, parlaient polonais, était inacceptable. Lui, et des millions de personnes comme lui, y croyaient tellement que les notions hayékiennes et polanyiennes de tout type de voie pacifique du marché vers l'utopie sont devenues presque invisibles. Le chemin qui l'a mené à devenir soldat était bien huilé : les von Lewinsky, von Sperling et von Manstein comptaient cinq généraux prussiens, dont les deux grands-parents d'Erich. La sœur d'Hélène et d'Hedwig, Gertrude, a épousé Paul von Hindenberg, ce qui a fait de ce maréchal et président de la République de Weimar de droite l'oncle d'Erich.

Dans les villes allemandes technologiquement avancées comme Hambourg et Essen, les industriels et les marchands qui cherchaient désespérément des ouvriers ont constaté que beaucoup de travailleurs potentiels étaient déjà employés dans l'agriculture en Poméranie et en Prusse. Les industriels et les marchands leur ont donc offert des salaires plus élevés et une vie meilleure s'ils acceptaient de déménager dans les ports et en Rhénanie, et beaucoup l'ont fait. Les choix des industriels et des marchands se sont traduits par des choix pour les ouvriers agricoles, qui se sont traduits par des choix pour les propriétaires terriens de l'Est allemand. Au lieu d'égaler les offres de salaires des seigneurs du fer de Rhénanie, mais ayant besoin de remplacer leurs ouvriers agricoles, ils ont fait venir des ouvriers polonais de la vallée de la Vistule, plus à l'est. Gagnant-gagnant-gagnant-gagnant, non ?

La population de langue polonaise qui est restée dans la Vistule était contente : elle avait de plus grandes fermes. La population de langue polonaise qui a déménagé en Allemagne était contente : elle avait des salaires plus élevés et une vie meilleure. Les propriétaires terriens de langue allemande étaient contents : ils pouvaient vendre leur grain plus cher à l'Allemagne de l'Ouest en plein essor sans avoir à égaler les salaires de l'Allemagne de l'Ouest. Les ouvriers de langue allemande qui ont déménagé à l'ouest étaient contents : ils avaient des salaires plus élevés et une vie meilleure. Les seigneurs du fer et autres industriels et marchands de langue allemande étaient contents : ils avaient une main-d'œuvre élargie. Les aristocrates qui dirigeaient l'État national allemand étaient contents : ils avaient une économie plus forte, plus de recettes fiscales, moins de pauvreté et, par conséquent, un niveau inférieur d'agitation démocratique-égalitaire-socialiste.

Qui restait-il d'insatisfait ? Max Weber, et tous les autres nationalistes allemands bornés.

Il faut noter que Weber, dans l'Allemagne d'avant la Première Guerre Mondiale, était solidement au centre-gauche. Ce n'était pas un socialiste, mais il était sinon un ami de la démocratie politique, de l'éducation de masse et de la prospérité économique, et un ennemi des aristocraties parasitaires et des ordres sociaux rigides.

Ce qui est effrayant, c'est que le nationalisme allemand n'était pas exceptionnel dans l'Europe d'avant la Première Guerre Mondiale. Au contraire, si ce n'était pas tout à fait la norme, c'était tout près. Souvent manifeste, le nationalisme était compris comme une destinée dans un concours où le gagnant rafle la mise (peut-être tout) et où la guerre était perçue non comme une catastrophe, mais comme une opportunité : une opportunité d'affirmation nationale, de mobilisation nationale et de création d'une identité nationale plus forte, ainsi qu'une opportunité de gagner les dépouilles de la guerre, quelles qu'elles soient.

Mais imaginez que vous refusiez de tomber sous le charme d'un nationalisme particulier. Imaginez que vous ne croyiez pas à ses encouragements à l'affirmation, à la mobilisation, à l'identité et aux dépouilles. Alors, il devient clair que tous les politiciens et les officiers militaires proches du sommet de la prise de décision précoce étaient au mieux gravement trompés et au pire criminellement fous. Car tout s'est mal terminé. Alors que les rois des monarchies qui ont rejoint le camp "gagnant" anglo-français ont conservé leurs trônes, tous les empereurs continentaux européens dont les ministres ont fait la guerre ont perdu les leurs. Mais les guillemets ironiques autour de "gagnant", ils ont leur place. Près de dix millions de personnes sont mortes pendant la Première Guerre Mondiale. Si on croit que l'épidémie de grippe espagnole de 1918-1919 a été amplifiée d'un facteur dix par les voyages, les perturbations et la famine de la guerre, alors le nombre de morts approche les cinquante millions.

Considérez que les dirigeants d'Autriche-Hongrie s'inquiétaient depuis longtemps du nationalisme serbe, ou plutôt, de l'extension du nationalisme serbe vers le nord, car des idéologues affirmaient que les Serbes, les Bosniaques, les Croates, les Slovènes et les autres étaient en réalité une seule nation, les "Yougoslaves", et que seule la domination étrangère des Turcs d'Istanbul et des Allemands de Vienne avait empêché l'émergence antérieure d'une glorieuse nation slave du sud.

Considérez qu'il y a 80 ans entre 1914, quand les Serbes et les Croates étaient frères de sang (à tel point que les Serbes risqueraient une guerre sanglante avec les grandes puissances européennes pour sauver les Croates d'un despotisme étranger oppressif), et 1994 (quand les Serbes et les Croates ne pouvaient pas vivre dans le même village ou la même province sans que les chefs politiques d'au moins un des camps n'appellent à l'extermination et à l'exil de l'autre). Et, comme c'était le cas 80 ans plus tôt, ce que les chefs demandaient, leurs partisans l'entreprenaient. Se battre dans une série de guerres au début du 20e siècle pour unifier les Serbes et les Croates, et dans une autre série de guerres à la fin de ce siècle pour "nettoyer ethniquement" les Serbes des Croates, et les Croates des Serbes, ça semble être une des blagues les plus cruelles que l'histoire ait jamais faites aux humains, ou, plus précisément, que les humains aient jamais faites à l'histoire.

Une monarchie constitutionnelle semi-démocratique comme celle de l'Empire austro-hongrois gouverné par les Habsbourg, qui, tout en régnant sur diverses nationalités, respectait (la plupart) les coutumes locales, maintenait la paix et autorisait la liberté de commerce, de croyance et de parole (dans certaines limites), semble bien plus qu'à moitié chemin dans la liste des régimes souhaitables. Mais pas pour les ancêtres frères de sang de leurs descendants serbes et croates génocidaires.

À l'été 1914, un terroriste bosniaque qui cherchait l'indépendance de la Bosnie de l'Empire austro-hongrois et son union avec la Serbie assassine l'héritier du trône de l'Empire austro-hongrois, l'archiduc Franz Ferdinand, et sa femme, Sophie. Le terroriste avait reçu de l'aide de la police secrète du Royaume de Serbie, mais presque sûrement pas avec la connaissance active du roi de Serbie.

Pour le vieil empereur Franz Joseph à Vienne et ses conseillers, le meurtre scandaleux de son neveu (et de sa femme) semblait appeler à l'action. Et elle prendrait la forme d'une punition des coupables, d'une humiliation de la Serbie et d'une affirmation claire que l'Autriche était la grande puissance des Balkans. Établir ça semblait valoir le petit risque d'une grande guerre. Après tout, les guerres balkaniques du début du 20e siècle, la guerre russo-japonaise de 1905, la guerre franco-prussienne de 1870, la guerre austro-prussienne de 1866, la guerre prusso-austro-danoise de 1864 et la guerre franco-autrichienne de 1859 avaient toutes été très courtes. La guerre de Crimée de 1853-1856 avait été plus longue, mais c'était une guerre limitée : aucun des camps n'avait pensé que les enjeux étaient assez importants pour perturber la société civile. Et la guerre de Sécession américaine de 1861-1865, qui avait tué un homme blanc adulte sur cinq et mutilé un autre sur cinq dans l'arc des états côtiers allant du Texas à la Virginie, n'était pas considérée comme pertinente.

Ce n'était pas le seul fait pertinent qui a été manqué.

Pour le tsar pas si vieux que ça à Saint-Pétersbourg, Nicolas II, et ses ministres, la priorité la plus importante était de montrer que la Russie tsariste était la grande puissance des Balkans. Et ça nécessitait que les petites nations de langue slave comprennent qu'elles pouvaient compter sur elle pour les protéger de l'hégémonie viennoise.

Pour l'empereur allemand pas si vieux que ça à Berlin, Guillaume II, et ses ministres, la possibilité d'une victoire rapide et décisive sur la France et la Russie promettait d'assurer à l'Allemagne une "place au soleil" dominante parmi les grandes puissances d'Europe. La décision de soutenir l'Autriche à fond, dans toute action qu'elle choisirait de prendre en réponse à l'assassinat de Franz Ferdinand, était presque automatique. Et comment pourrait-il en être autrement ? Au cours des années 1800, le prestige et la puissance de l'Empire allemand avaient été radicalement renforcés par des guerres courtes et victorieuses provoquées et gérées par le soi-disant Chancelier de Fer, Otto von Bismarck, un politicien allemand qui avait gagné des applaudissements tonitruants en déclarant : "Ce n'est pas par des discours et des débats que les grandes questions du jour seront résolues, mais par le sang et le fer."

Pour les politiciens de la Troisième République française, une guerre avec l'Allemagne devait être menée un jour pour récupérer l'Alsace et la Lorraine, qui avaient été volées par l'Allemagne en 1870. Et il était, pour les politiciens comme pour la population, évident qu'il valait la peine de tuer beaucoup de gens pour s'assurer que la ville de Strasbourg ne s'appelle pas "Strassburg", et que son maire parle français, pas allemand. Pour les politiciens de l'Empire britannique à Londres, les risques de guerre valaient la peine d'être courus pour montrer que l'Empire britannique ne pouvait pas être malmené. De plus, l'Allemagne avant la Première Guerre Mondiale avait construit une flotte de combat que la Grande-Bretagne considérait comme une menace existentielle, et la Grande-Bretagne s'est retrouvée obligée de dépenser une fortune pour la surpasser. Rappelez-vous la blague de Winston Churchill sur le rythme de la construction des cuirassés dreadnought britanniques avant la Première Guerre Mondiale : le gouvernement libéral était prêt à budgéter quatre nouveaux cuirassés par an, les amiraux de la marine en demandaient six, et la presse et l'opinion publique, avec leur peur de l'Allemagne impériale qui se manifestait, les ont poussés à faire un compromis à huit.

Tous ceux qui pensaient que la guerre serait bonne, même si ce n'était que pour eux, avaient tort. La vieille dynastie des Habsbourg de l'empereur Franz Joseph perdrait son trône et son empire. Pour clarifier incertainement la prononciation de "Strasbourg", les Français perdraient une génération de jeunes hommes. Les Britanniques perdraient aussi une génération de jeunes hommes sur le chemin d'un empire d'après-guerre beaucoup plus faible, avec lequel ils devraient affronter, à nouveau, une Europe dominée par l'Allemagne. Le tsar russe perdrait son trône, sa vie et son pays, toute sa famille étant également massacrée. La Russie, elle aussi, perdrait une génération de jeunes hommes, ainsi que sa chance d'avoir un 20e siècle moins qu'horrible.

La Première Guerre Mondiale n'a pas assuré à l'Allemagne une "place au soleil" dominante parmi les grandes puissances d'Europe. Guillaume a perdu son trône. Son pays a perdu son autonomie politique et militaire et une génération de jeunes hommes, et a fait les premiers pas sur la route du Troisième Reich d'Hitler, un régime qui noircirait le nom de l'Allemagne pendant des millénaires. Et il faudrait plus de 30 ans avant que les politiciens français ne réalisent que tenter de contenir l'Allemagne en utilisant leur armée ne fonctionnait tout simplement pas, et qu'une meilleure façon d'essayer de contenir la puissance allemande serait peut-être de l'intégrer économiquement dans une Europe plus large.

Alors, pourquoi ont-ils fait ça ? D'abord, il y avait le nationalisme. Il y avait aussi la logique politique que gagner cette guerre rendait moins probable la perte d'une guerre future, et donc moins probable la souffrance des conséquences.

Mais il y avait plus. Il y avait l'aristocratie. L'Europe de 1914 était une Europe de populations nationales, d'industriels et de socialistes, d'ouvriers d'usine et de techniciens. Mais les gouvernements européens en 1914, surtout les ministères de la défense et des affaires étrangères, étaient largement peuplés d'aristocrates, d'ex-aristocrates et de futurs aristocrates. Ça signifiait que les élites aristocratiques, propriétaires fonciers et militaires avaient le contrôle de beaucoup de leviers de la propagande et du pouvoir. De plus, les aristocrates avaient l'aide d'industriels et d'entrepreneurs qui étaient désireux d'obtenir des avantages économiques, comme ça s'est passé avec le "mariage du fer et du seigle" allemand de 1879 : l'imposition de tarifs sur les importations d'acier britannique (pour protéger les positions des fabricants allemands) et sur les importations de grain américain (pour protéger les positions des propriétaires fonciers allemands).

À la veille de la Première Guerre Mondiale, ces élites se retrouvaient de plus en plus membres d'une caste sociale sans fonction sociétale. Ils ne pouvaient qu'attendre l'érosion de leur influence et de leur statut, l'érosion de leur richesse relative et l'érosion de leur respect de soi. Dans le monde de l'économie gagnant-gagnant-gagnant, ces aristocrates et ces aspirants aristocrates, dans leurs milliers, allaient inévitablement perdre. Ou, pour éviter ce sort, ils pouvaient entraîner leurs nations dans la guerre.

Le pouvoir et la propagande étaient renforcés par l'idéologie. Chaque nation a décidé qu'elle avait un fort intérêt à s'assurer que son peuple laisse l'empreinte la plus durable sur toutes les civilisations futures. Les valeurs des Lumières et les valeurs chrétiennes de paix, de fraternité et de charité, elles, sont tombées en désuétude.

Les aristocrates d'Europe étaient au plus à moitié conscients de ce qu'ils avaient à perdre quand ils ont jeté les dés en 1914. Mais ils ont jeté les dés. Ils ont rallié le soutien de la masse en créant une puissante chambre d'écho, dans laquelle la propagande et l'idéologie se renforçaient mutuellement. Et les masses civilisées de l'Ouest, plus instruites, mieux nourries, mieux vêtues et mieux logées que toute génération précédente, se sont ralliées derrière eux avec enthousiasme.

La causalité et les métaphores comptent. Que les nations d'Europe soient tombées comme des dominos, c'est un type d'explication, qui encourage un certain ensemble de compréhensions. Parce qu'un papillon a battu des ailes, une tornade a touché terre à un continent de distance. Parce que le zeitgeist, le développement dialectique de l'Histoire, le doigt de la Providence, au choix, a mis un domino en mouvement, le reste est tombé.

L'archiduc avait été tué. La Serbie avait rejeté l'ultimatum de l'Autriche. L'Autriche avait déclaré la guerre à la Serbie. L'Allemagne a cherché à convaincre l'Autriche que, pour montrer qu'elle était sérieuse, elle devait attaquer, mais ensuite "s'arrêter à Belgrade" et négocier. La Russie a commencé à se mobiliser. À ce moment-là, l'Allemagne a attaqué la Belgique. C'était le 4 août 1914. C'était aussi stupide que ça.

Le rire des canons a commencé quand l'artillerie lourde allemande a commencé à détruire les forts belges et à tuer des soldats et des civils belges. Commencer une guerre avec une attaque surprise sur une puissance neutre et non impliquée, d'une manière qui pourrait bien ajouter la superpuissance prééminente du monde à vos ennemis alors que vous êtes déjà surpassés en production, en armement et en nombre. Pourquoi est-ce qu'il serait logique qu'une bureaucratie militaire fasse une chose pareille ?

J'ai longtemps pensé qu'une grande partie de la réponse était "la Prusse". L'Empire allemand à la veille de la Première Guerre Mondiale était dominé par son royaume constitutif de Prusse. Et la Prusse était dominée par son armée, ce n'était pas tant un État avec une armée qu'une armée avec un État, c'était le mot d'esprit français depuis des siècles. L'armée prussienne avait une tradition militaire dominante d'attaquer en premier, par surprise, depuis une direction inattendue. Pourquoi ? Parce qu'elle était dans une région sans défenses naturelles et entourée d'adversaires potentiels plus peuplés et

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